Quelle est la genèse de ce nouveau livre sur Pier Paolo Pasolini ?
Le Grand Chant s’appuie sur une monographie que j’avais écrite et publiée en 1995 aux Cahiers du Cinéma et dans laquelle une grande partie consacrée à la littérature n’avait pu être intégrée faute de place. Le livre n’ayant jamais été réédité depuis, j’ai fini par récupérer mes droits et me suis tourné vers les Éditions Macula avec qui j’avais déjà travaillé sur la somme consacrée aux textes d’André Bazin, ainsi qu’à l’ouvrage sur Accattone (1961) en deux volumes en 2015. Si je m’intéresse principalement à la carrière de cinéaste de Pasolini dans Le Grand Chant, il est aussi question du poète et de l’écrivain. Sa production littéraire innerve ses films. Les 150 premières pages du livre sont ainsi consacrées à son parcours jusqu’aux années 1960, période où il devient cinéaste. Je suis parti de mon travail réalisé en 1995. Je l’ai considérablement augmenté. Il y a une partie totalement nouvelle sur la littérature, une autre sur les nombreux scénarios que Pasolini a écrits, accompagnée de beaucoup d’archives. En ce qui concerne les films, j’ai apporté des modifications. Par exemple, tout ce qui concerne La Ricotta (1963), mon film préféré de lui, a triplé le volume. J’ai enfin rajouté un chapitre sur sa mort qui reste encore aujourd’hui problématique et énigmatique.
À quand remonte cet intérêt pour Pasolini ?
À sa mort, en novembre 1975. J’avais 15 ans. J’ai appris la chose via une revue de cinéma. Je commençais alors à étudier l’italien à l’école. Tout ce qui concernait ce pays m’intéressait. En France, à cette époque, Pasolini était surtout considéré comme un cinéaste majeur, pas vraiment comme un homme de lettres. Nous allions bientôt le découvrir. Il y avait indéniablement une aura autour de sa personnalité. L’adolescent que j’étais le sentait. Mais j’ai vraiment découvert ses films, vers 18 ans, quand ma cinéphilie s’est consolidée. À l’université, où je suivais des cours de lettres modernes, j’ai fait de Pasolini un sujet d’étude. Je suis également allé à Rome où j’ai rencontré Laura Betti [l’égérie du cinéaste, NDLR] qui commençait à rassembler toutes sortes de matériaux sur son œuvre. Ma passion n’a depuis cessé de croître.
Pourquoi sa production littéraire a été si peu connue en France jusqu’à sa mort ?
Il existait très peu de traductions. Pour l’édition du Grand Chant, nous avons effectué une bibliographie la plus exhaustive possible et répertorié toutes les traductions françaises de son œuvre. Or, jusqu’en 1975, il existait deux romans, Les Ragazzi (1958) et Une vie violente (1961), ainsi qu’un recueil de poèmes. On trouvait également un Avant-Scène Cinéma sur Œdipe roi (1967) réalisé par Jean-Claude Biette qui a été l’un de ses assistants. C’était assez maigre. En 1976, tout s’est accéléré. Aujourd’hui, on compte une vingtaine d’éditeurs différents qui se sont penchés sur son travail littéraire.
Pasolini est le prototype de l’artiste total…
Il y a au moins trois Pasolini. Le cinéaste, dont la figure reste encore débattue au sein de la cinéphilie française. Beaucoup ne l’aiment pas, a contrario d’un Visconti ou d’un Rossellini qui font autorité et consensus. Il y a, bien sûr, l’homme de lettres, à la fois romancier et poète. Enfin, il y a la figure romantique sur laquelle plane un parfum de scandale. Un parfum dont Pasolini se serait bien volontiers passé. Il a payé le fait d’être homosexuel et d’avoir été dénoncé comme tel. Dans les années 1940, il a été accusé d’exhibition sexuelle. Son militantisme politique au sein du Parti Communiste fut l’une des causes de cet injuste procès. Par la suite, il sera expulsé de l’éducation nationale et du Parti. C’est à ce moment-là qu’il quitte le Frioul pour Rome avec sa mère. Et même s’il est amnistié par la suite, le mal est fait.
Pasolini devient cinéaste sur le tard, pourquoi avoir attendu si longtemps ?
En effet, il signe son premier long métrage à 40 ans. Il a déjà toute une vie derrière lui. Pour autant, le mythe autour de l’homme de lettres qui tombe dans le cinéma et entend changer de langage ne tient pas. Pour ce nouveau livre, je me suis plongé dans les archives et il en ressort qu’il a toujours voulu faire du cinéma. À 16 ans, il avait déjà écrit un scénario. Dès son arrivée à Rome, dans les années 1950, il se rend à Cinecittà pour devenir figurant. Il va ensuite écrire sur le cinéma en tant que critique et commencer une carrière de scénariste. Six ans avant de devenir cinéaste, il va d’ailleurs gagner sa vie en tant que script doctor, même si cette appellation n’existait pas encore. Il avait la réputation d’écrire vite et bien, de se fondre dans des univers très différents et surtout de rendre sa copie à l’heure. J’ai dénombré quarante-huit participations à des scénarios. Bien loin des quinze scripts que l’histoire a retenus. Prenons, par exemple, sa collaboration avec Federico Fellini : on ne cite que les films qui ont été tournés, jamais les projets avortés. Il a notamment écrit une séquence de La Dolce Vita (1960) non retenue dans le montage final. Idem pour Les Nuits de Cabiria (1957). J’ai eu accès à des cartes postales que Fellini envoyait à Pasolini, lui demandant son aide pour dénouer certains problèmes de construction narrative. À cette époque, dans l’industrie italienne, il y avait près d’une dizaine de personnes qui travaillait sur un même scénario. C’est le poète et romancier Giorgio Bassani, l’auteur du Jardin des Finzi-Contini (1962), adapté en 1971 par Vittorio De Sica, qui l’a fait entrer dans le milieu du cinéma. Bassani y travaillait pour nourrir sa famille.
Pasolini a finalement suivi un parcours traditionnel...
Oui. Les futurs cinéastes passaient d’abord par la critique puis l’écriture de scénario, avant de réaliser. Pasolini a été l’un des plus grands critiques littéraires de son époque. Il a été également un très bon critique de cinéma, mais sa production est très mince. Il existe deux textes très intéressants publiés à l’époque dans l’édition italienne de Playboy sur Cris et Chuchotements (1972) d’Ingmar Bergman et La Grande Bouffe (1973) de Marco Ferreri. Son regard sur ce dernier film permet de saisir les prémices de Salò ou les 120 journées de Sodome (1976).
En quoi son travail de poète a-t-il rejoint celui de cinéaste ?
En tant que poète, Pasolini écrivait au présent, sa prose était synchrone avec ce qu’il vivait et surtout ressentait. C’est très autobiographique, à la fois existentiel et narratif. À l’instar de Jean Cocteau, le chemin qui mène de la poésie au cinéma semble presque naturel. La spécificité de Pasolini, c’est la grande diversité de son œuvre de cinéaste. Il a signé des documentaires, des fictions, des récits mythologiques, des comédies, des drames… C’est très complet. De 1961 à 1975, il ne s’est pas arrêté. Il a continué parallèlement à écrire des poèmes. Prenez Le Dada du sonnet, 112 sonnets écrits au moment de sa séparation avec son amant, Ninetto Davoli. Pasolini a toujours voulu saisir le monde par la fiction, c’était un grand raconteur d’histoires, un affabulateur. C’est pour cette raison qu’il a été un scénariste très prisé. Le cinéma, contrairement à la poésie, lui permettait de poser des images concrètes sur sa pensée. Si la poésie use d’images rhétoriques, écrites, métaphoriques, le cinéma reste un travail matériel. En devenant cinéaste, Pasolini s’est souvenu de sa formation à Bologne en histoire de l’art. Il suivait les cours de Roberto Longhi, le plus grand historien d’art du XXe siècle. Cet enseignement passait par une analyse très concrète des images. On a également tendance à oublier que Pasolini, vers l’âge de 18 ans, a hésité entre la poésie et la peinture.
À travers ses films, Pasolini s’est volontiers tourné vers des récits antiques, voire archaïques...
Oui, sans bien sûr empêcher la grande modernité de son travail. Quand il s’attaque aux grands mythes, il se rapproche plus du travail de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet que des productions hollywoodiennes. Il ne s’inscrit pas dans le classicisme cinématographique. C’est un moderne énigmatique. Ses premiers films, Accattone (1961) et Mamma Roma (1962), usent de certains motifs du néoréalisme pour mieux apporter du décalage. Il y ajoute de la tragédie, par exemple.
Avec l’écriture de cet ouvrage, pensez-vous en avoir fini avec Pasolini ?
On n’en a jamais vraiment terminé avec Pasolini ! Mais je me suis intéressé à d’autres aspects du cinéma, comme le cinéma d’animation par exemple, afin que Pasolini ne devienne pas une obsession.
Le Grand Chant – Pasolini, poète et cinéaste d’Hervé Joubert-Laurencin
Soutien du CNC : Appel à projets pour l’édition de livres de cinéma
Ressortie des films de Pasolini en versions restaurées (Carlotta Films) :
Le 6 juillet : Mamma Roma et Accattone
Le 20 juillet : Médée, L'Évangile selon saint Matthieu, Œdipe roi, La Ricotta, Enquête sur la sexualité, Des oiseaux petits et gros