Avant de saluer aujourd’hui la mémoire de Michel Legrand en musique, vous avez longtemps été l’un de ses proches collaborateurs…
Oui, j’ai commencé à travailler avec lui dans les années 80. Je crois que notre toute première collaboration date de Trois Places pour le 26 (Jacques Demy, 1988). Quand Michel Legrand écrivait des musiques de films, il dirigeait les orchestres et avait toujours besoin de pianistes. Et quand c’était une partie plutôt jazz et improvisée, c’est en général à moi qu’il faisait appel. J’ai également pas mal joué avec son grand orchestre, pour des jam-sessions. Il y avait entre nous une complicité, une amitié, une admiration réciproque. Il aimait beaucoup ce que je faisais en jazz. D’ailleurs, notre relation n’était pas celle d’un employeur et de son employé, nous n’étions pas dans un rapport de force. Certes, Michel n’était pas quelqu’un de facile, il était très exigeant et parfois colérique, mais ça ne s’est jamais mal passé entre nous. Il m’appelait quand il avait envie que je sois là. Et puis, on avait un peu le même parcours. Moi aussi j’ai fait des études classiques très poussées, et le jazz m’a en quelque sorte sauvé la vie. Comme Michel le disait :
Comment avez-vous conçu ce disque, Dedication ?
Au départ, je ne voulais pas le faire ! Je n’aime pas les hommages obligés. J’ai donc laissé passer du temps et j’ai fini par me laisser convaincre. J’ai voulu prendre le contre-pied de la démesure de la musique de Michel, les grands orchestres, le big band, le symphonique, pour ne faire que des choses en duo, rendre une intimité à sa musique. J’ai aussi eu envie de réunir sur cet album des gens qui étaient proches de lui : le pianiste Erik Berchot, le violoncelliste Henri Demarquette, pour qui Michel avait écrit un concerto, le trompettiste Claude Egéa, qui a travaillé avec lui ces trente dernières années, et puis évidemment son épouse Macha Méril [qui chante le morceau Celui-là en clôture de l’album, NDLR], avec qui je suis très lié maintenant, par la mémoire de Michel et tout ce que nous allons mettre en œuvre pour continuer à faire honneur à sa musique.
Comment s’est fait le choix des morceaux ?
Il y avait la volonté d’aller chercher principalement les chansons, y compris dans les bandes originales. Car les musiques de films de Michel peuvent « vivre » toutes seules. Si on veut réécouter L’Affaire Thomas Crown, Un été 42, Les Demoiselles de Rochefort ou Les Parapluies de Cherbourg, on n’a pas besoin du film ! La musique existe par elle-même. L’idée était de rendre hommage aux chefs-d’œuvre, aux pièces maîtresses de son répertoire. Mais il y a aussi quelques petites pépites, comme la chanson Sans toi, tirée du film Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda. Elle n’est pas très connue, je l’ai découverte grâce à Stéphane Lerouge, qui dirige la fabuleuse collection Écoutez le cinéma. On sort aussi des sentiers battus avec la dernière musique de film que Michel a écrit pour De l’autre côté du vent, le film d’Orson Welles qui n’a été achevé qu’en 2018. La musique n’avait pas été composée à l’époque et, sur un carnet de notes, on a retrouvé une phrase de Welles qui disait : « For the music, call Michel Legrand. » On l’a enregistrée deux ans avant la disparition de Michel. Comme il était malheureusement trop malade, j’ai enregistré toutes les musiques qu’il devait faire. Il fallait que le thème principal de ce film figure dans l’album : c’était une manière de raconter notre histoire, tout en rendant hommage à Michel.
Comment définiriez-vous l’apport de Michel Legrand à la musique de film ?
C’est bien plus que l’apport d’un artisan. C’est celui d’un grand créateur et d’un compositeur de génie. Il était surdoué, il a aussi énormément travaillé, la vitesse à laquelle il écrivait la musique était hallucinante. Ses premières expériences se font dans le jazz, notamment avec cet album fabuleux, Legrand Jazz, à la fin des années 50. C’est un parcours particulier, qui pourrait être comparé à celui d’un Quincy Jones, mais avec le symphonique en plus. Il avait ce talent de mélodiste, qui fait que ses musiques de films ont aussi été des chefs-d’œuvre de la chanson. C’est très rare. C’est impressionnant.
Qu’avez-vous appris en rejouant ces musiques de façon dépouillée, intimiste ?
J’ai déshabillé ces musiques pour les rhabiller. Je voulais faire un album hommage à Michel, mais je voulais aussi faire un album d’Hervé Sellin. Pour, comme lui, ne pas être juste un artisan, mais un créateur. Il y a une force totalement universelle dans ses mélodies, qui subsiste même quand on les prive de l’orchestre symphonique, du big band, des chanteurs, des Barbra Streisand ou autres… Même mises à nu, ces musiques sont toujours aussi puissantes.
Si vous deviez définir l’art de Michel Legrand en un mot…
Ça chante. C’était un mélodiste hors pair, tout ce qui sortait du bout de son crayon, c’était ce qui chantait dans sa tête. C’est ça, le fil conducteur.
Et en retour, ça donne envie à tout le monde de chanter…
Oui, parce qu’il y a cette universalité. Ça nous ramène aux origines de la musique, aux origines de l’être humain : la danse et le chant. C’est quelque chose de très organique, de très animal, de très viscéral. On chante et on danse pour exister, pour vivre et pour communiquer. La musique de Michel, c’est ça : communiquer et partager par la danse et par le chant. Après, bien sûr, c’est du haut vol, parce qu’il y a une technicité extraordinaire. Mais ça, on s’en fiche. J’avais un prof qui disait : « La technique, c’est la science des imbéciles. » Avec Michel Legrand, ce qui compte avant tout, c’est l’organique, le primitif.
Hervé Sellin, Michel Legrand – Dedication, IndéSENS