Elle est entrée dans l’Histoire des César en devenant la première compositrice distinguée par l’Académie des arts et techniques du cinéma. Le 24 février 2023, sur la scène du théâtre du Châtelet à Paris, Irène Drésel, figure discrète de l’électro française, a reçu le trophée de la meilleure musique originale pour son travail sur le film À plein temps du réalisateur franco-québécois Éric Gravel. Un prix prestigieux qui récompense aussi l’audace des premières fois : un premier César féminin dans cette catégorie [cinq femmes, Émilie Simon, Béatrice Thiriet, Anne Dudley, Sophie Hunger et Fatima Al Qadiri avaient été nommées jusque-là, seules, sur leur propre nom – ndlr], une première collaboration à l’image et une première incursion dans le milieu du 7e art. « Je n’ai jamais pensé composer un jour pour le cinéma », confie la musicienne qui se destinait dès le départ à une carrière de photographe-plasticienne.
Son enfance, elle la passe en banlieue parisienne auprès d’un père ingénieur et d’une mère directrice d’une agence de voyages. Benjamine d’une fratrie de trois enfants, Irène Drésel se décrit à l’époque comme une jeune fille « solitaire » mais qui cultive déjà un amour pour l’art. « Petite, je me déplaçais toujours avec ma pochette de feutres et de feuilles. J’étais manuelle et créative. J’enregistrais des sons, je dessinais, je prenais des photos. » Après une classe préparatoire publique aux écoles d'art à Rueil-Malmaison [l’établissement n’existe plus aujourd’hui – ndlr], elle intègre les Beaux-Arts de Paris en double cursus avec l'école des Gobelins où elle étudie la photographie.
Dans la capitale, elle s’initie au cinéma auprès du critique d’art et conservateur Bernard Blistène qui donne cours tous les jeudis matin au Jeu de Paume. « J’ai également fréquenté le Forum des images, mais je ne suis pas vraiment cinéphile », confesse d’une voix rieuse celle qui avoue quand même « un faible pour les thrillers qui se déroulent en plein jour ». Irène Drésel tient aussi un « petit répertoire » dans lequel elle « classe et note avec des étoiles ses derniers films vus au cinéma. Mais c’est juste un truc à moi ! », sourit-elle. Quand la musique entre dans sa vie « de manière totalement abstraite » en 2013, la jeune femme réalise des vidéos pour des lieux culturels et ressent le besoin de « pousser plus loin la création ». La techno chevillée au corps depuis plusieurs années, elle se lance en autodidacte dans la composition électronique, d’abord pour illustrer ses travaux vidéo avant d’y prendre goût et de s’y consacrer au quotidien.
Dans sa maison située à l’ouest de la capitale, en pleine campagne, où elle a trouvé refuge « par overdose des sollicitations parisiennes », Irène Drésel travaille d’arrache-pied et donne naissance à son premier titre, Lutka, publié sous le label parisien InFiné. « J’ai vécu une vie monacale pendant un an », se rappelle l’artiste qui a commencé à vivre de sa musique en 2016. Elle impose rapidement son ADN musical qu’elle résume comme « festif, hypnotique et frontal ». S’ensuivent des années de tournées à l'international jusqu’à cet appel inattendu de la société de production Novoprod. Le cinéaste Éric Gravel recherche un musicien électro pour la bande originale de son prochain film. « Novoprod lui a soumis plusieurs noms dont le mien. Il se trouve que Éric [Gravel] connaissait mes compositions ».
Le réalisateur a déjà une idée précise en tête, celle d’une musique à la fois « typée années 70 et moderne ». La compositrice se met en quête de la partition parfaite. « J’ai essayé de cerner ses envies, de ressentir ses intentions, je l’ai écouté. Ensuite je lui ai fait une série de propositions pour une seule et même scène en lui disant “si tu y trouves ton bonheur, alors on y va, sinon tant pis”. Je suis directe. Et surtout, il y avait urgence : tout devait être prêt pour la projection presse prévue deux mois plus tard. J’ai composé la BO en deux mois, à plein temps (rires), chez moi, en Eure-et-Loir. Il n’existait pas de place pour la divagation ! »
Quand Irène Drésel rejoint l’aventure d’À plein temps, le film est quasiment monté. « Il fonctionnait déjà très bien sans musique grâce au talent de Mathilde Van de Moortel [elle aussi césarisée pour son travail sur le film – ndlr]. Elle compose directement à l’image une musique sans batterie, faite de synthés virtuels. Une bande son puissante, ardente, anxiogène. La musique fonctionne par vagues car elle devait épouser le flux sanguin du personnage principal joué par Laure [Calamy] ». Éric Gravel lui parle du groupe allemand de rock-électro Tangerine Dream, lequel a notamment composé la BO du film Flashpoint (1984) de William Tannen, comme l’une de ses références musicales. Mais sans lui dicter une conduite. Irène Drésel a pris l’habitude de tracer son propre chemin. Son appétit insatiable pour la création la rend farouchement libre. « J’évite de regarder ou d’écouter trop de choses, ça me pollue plus que ça me nourrit. Et en fait, ça lui allait très bien. »
Comment aborder le travail de composition à l’image en tant qu’artiste scénique ? « La musique est un personnage en soi. Dans les deux cas, sur scène ou au cinéma, l’enjeu reste le même : transporter le spectateur. Pour le cinéma, je dirais qu’il faut s’imprégner du film, être à son service, ne surtout pas l’abîmer, insiste Irène Drésel. Ici je ne composais pas la partition d’un film, mais bien celle d’un personnage, celui de Julie ».
Dans À plein temps, Julie est une femme qui court. Toujours. Tout le temps. Pour tout. Éric Gravel y brosse son portrait, celui d’une mère courage qui élève seule ses enfants à la campagne, et dont le quotidien se résume à un aller-retour survitaminé entre la banlieue où elle vit et la capitale où elle officie comme femme de chambre dans un palace. « Il fallait accompagner et épouser ses émotions, souligne la musicienne. La musique devait participer au sentiment d’urgence permanent dans lequel Julie est plongée. »
Lundi matin, lundi soir, mardi matin, mardi soir, mercredi matin… : chacun des morceaux de la BO est nommé en référence à la demi-journée à laquelle tente de survivre le personnage de Julie. « Une idée géniale de Éric [Gravel]. Je dirais que sa culture nord-américaine le fait aborder les personnages, le film, le tournage (filmer un film social, caméra à l’épaule, en plan américain) de façon plus moderne. J’ai vraiment eu plaisir à composer pour ce long métrage. Et pourtant, je ne prête généralement pas attention à la musique quand je regarde un film », s’amuse-t-elle. « Chez moi, c’est inconscient. Dans les films notés 4 étoiles dans mon petit carnet, la musique a peut-être joué un rôle dans cette décision, mais je ne peux pas l’assurer ! (rires). J’étais novice en la matière, je crois d’ailleurs que Éric [Gravel] m’a choisie exactement pour cette raison ! »
Ce premier César féminin pour la composition musicale, Irène Drésel l’a dédié sur scène à toutes les compositrices de musique à l’image. « Après la cérémonie, j’ai reçu énormément de messages de jeunes filles souhaitant se spécialiser dans la musique de film ». À ses balbutiements, la musicienne comptait notamment parmi ses références électro la DJ française Chloé. « Bien sûr, la musique et le talent priment avant tout, mais je suis honorée de servir de modèle féminin pour les jeunes générations. Et de contribuer modestement à faire évoluer les comportements ». La compositrice est actuellement en tournée pour son deuxième album « Kinky Dogma » jusqu’à la fin de l’année 2023. Toujours à l’affût de nouveaux défis, elle compose déjà son troisième disque et travaille en parallèle sur un projet pour le cinéma. « Ce qui m’importe, c’est de ne pas être enfermée dans un registre, en l’occurrence le registre dramatique. J’aimerais beaucoup composer la musique d’une comédie à l’humour fin, pince-sans-rire ». Musicienne, autrice-compositrice-interprète, plasticienne, photographe, compositrice de musique de film… : Irène Drésel est tout cela à la fois, faisant fi des conventions et des clivages. « Je n’ai pas de posture. Nulle part. Je ne joue pas un rôle ni dans l’univers de la techno ni dans celui du cinéma. Je ne vais pas me déguiser pour entrer dans un moule. Ce qui me pousse à me lever chaque matin, c’est l’envie de créer, encore et toujours ».
À Plein temps (2021)
Réalisation et scénario : Éric Gravel
Image : Victor Seguin
Montage : Mathilde Van de Moortel
Musique : Irène Drésel
Production : Novoprod (Raphaëlle Delauche et Nicolas Sanfaute)
Distribution France : Haut et Court
Ventes internationales : Be for Films
Soutiens du CNC : Aide au développement d'oeuvres cinématographiques de longue durée, Avance sur recettes après réalisation, Aide à la création de musiques originales, Aide sélective à la distribution (aide au programme)