Jacques Rozier est une anomalie dans le paysage cinématographique français, un paradoxe ambulant. Comme le décrit Jacques Mandelbaum dans l'introduction du livre collaboratif Jacques Rozier, le funambule : « Comment un cinéaste qui aspire à une maîtrise aussi jalouse de son œuvre peut-il produire un cinéma qui élève l'insouciance au rang des beaux-arts ? Comment un cinéma qui a pour terrain d'élection la comédie, et pour moteur un désir manifeste de cinéma populaire, peut-il à ce point manquer son rendez-vous avec le grand public et s'attirer, en revanche, l'admiration subjuguée des cinéphiles ». Cette ambivalence qui lézarde l'œuvre de Jacques Rozier, à découvrir jusqu'au 28 novembre à la Cinémathèque française, est principalement liée au rythme de ses quatre longs métrages principaux. Dès Adieu Philippine (1962), pierre angulaire de la Nouvelle Vague qui conte l’escapade d’un jeune « cableman » appelé en Algérie et de deux amies inséparables sur les routes corses, le cinéaste filme les marivaudages du trio sans trame précise.
Le désir de liberté qui irrigue le cinéma de Rozier n'est que le reflet de sa méthode artistique - ou plutôt son absence de méthode comme le disait Jacques Villeret, lorsqu'on l'interrogeait à propos du cinéaste. Peu friand des scénarios bien ficelés et de la direction d'acteurs démiurgique, Jacques Rozier privilégiait la spontanéité des comédiens et leurs qualités d'improvisation pour faire évoluer l'intrigue. Une science de l'approximation largement aidée par les nombreuses et interminables prises de vues demandées par ce stakhanoviste de la pellicule. Toujours favorable à l'idée de tourner autant que possible, bobine après bobine, Rozier était désireux de capturer la magie qui se loge dans les silences et les hésitations. En résultent des scènes d'une drôlerie régressive, comme celle où Gilbert (Bernard Ménez dans son premier rôle de cinéma) renverse un seau rempli d'anguilles et s'en sert espièglement pour terroriser ses hôtes dans Du côté d’Orouët.
L’art de la débrouille
Sans surprise, la liberté qu'exigeait Rozier sur ses tournages a souvent détérioré ses relations avec les producteurs. « Mon défaut, c’est que je fonctionne sur la notion de désir. Si j’ai l’idée d’un film, j’ai envie que ça se fasse dans les trois-quatre mois. Je lance une idée, j’écris mais sans achever l’écriture, j’ai du mal à donner à lire un scénario bouclé. », explique-t-il dans une interview datant de 1996. Cette méthode instinctive a autant participé du succès critique de ses films que de leur laborieuse mise au monde, et ce dès le début de sa carrière. C’est notamment le cas avec le célèbre producteur de la Nouvelle Vague, Georges de Beauregard (Pierrot le fou, A bout de souffle), qui, en raison de l'absence de compromis de Rozier face au montage et à la durée d'Adieu Philippine, se désolidarise du projet. En plus d'avoir l'un des producteurs majeurs de l'époque à dos, le distributeur du film abandonne aussi le navire en invoquant un dépassement des délais prévus. Ces déboires mènent à la distribution tardive du film (1963) et rendent ainsi son sujet caduc, la Guerre d'Algérie ayant pris fin entre-temps. La réputation ternie dont hérite le cinéaste le poursuit d'ailleurs tout au long de sa carrière.
Jacques Rozier n'a pour autant cessé de composer avec les budgets restreints et les coups du sort (jusqu’à finir Du côté d’Orouët avec des bobines glanées à la Fnac). Fidèle à son idéal d'improvisation, le cinéaste ira même jusqu'à modeler ses films en fonction des imprévus. C'est notamment le cas pour Les Naufragés de l'île de la Tortue, où le départ précipité de Pierre Richard - certains spéculeront que son agent l'aurait rapatrié par peur que le film entache son image - ébranle complètement la structure finale de l'aventure. En véritable jazzman, Rozier fait tourner la scène finale au grand blond et décide de le mettre en prison pour avoir volé un régime de bananes. Une pirouette scénaristique loufoque qui, en plus de justifier l'absence de sa tête d'affiche, édifie la mythologie d'un film où rien n'est programmé, devant et derrière la caméra.
Œuvre protéiforme
En dépit des cinq petits longs métrages à son actif - dont le très rarement diffusé Fifi Martingale (2001) - Jacques Rozier possède une filmographie d’une ampleur insoupçonnée. Et ce dans tous les formats imaginables : essais vidéo, émissions télé, courts métrages documentaires… C’est d’ailleurs l’un de ses premiers courts métrages, Blue Jeans (1958), qui attire l’œil de Jean-Luc Godard, alors qu’il couvre le festival de Tours pour le magazine Arts.
Godard loue notamment la pureté enfantine d’un film où pointent déjà les obsessions de son réalisateur : la mer, les amours de vacances et les étés à rallonge. On y observe un duo de dragueurs sans le sou, cherchant l’amour sur les plages cannoises au dos de leur scooter. Les reflets dorés de la Méditerranée sont encore présents dans le documentaire Paparazzi (1963), où Rozier filme le calvaire de Brigitte Bardot, harcelée par une horde de téléobjectifs indiscrets sur le tournage du Mépris.
Il dirige aussi pour la télévision avec l’ambitieux programme Ni Figue, Ni Raisin et le pilote de la série Nono Nenesse. Il y retrouve Bernard Ménez, Maurice Risch et Jacques Villeret, qu’il déguise en poupons au milieu d’un mobilier disproportionné. Si toutes ces œuvres illustrent la polyvalence de ce bourreau de travail, aucune n’égale le joyau de sa couronne : Maine Océan. Prix Jean Vigo en 1986, cette comédie du langage embarque ses personnages - deux contrôleurs SNCF, une avocate et une danseuse brésilienne - dans un voyage vers l’absurde. Comme toujours chez Rozier, les héros ordinaires espèrent échapper à leur routine assommante - la vie de bureau dans Du côté d’Orouët et Les Naufragés de l’île de la Tortue - avant un dur retour à la réalité. Ils auront contemplé la possibilité du rêve. Nous aussi.