« Merci de laisser entrer les monstres... », s’est ainsi réjouie la réalisatrice de 37 ans, fille d’une gynécologue et d’un dermatologue, courbée devant le pupitre où trônaient les lauriers fraîchement reçus. « Les monstres », pour la réalisatrice, c’est autant son film en lui-même – objet impur, hybride -, que les personnages qui le peuplent, des jeunes femmes qui font l’expérience de l’altérité au prix de métamorphoses et d’excès de violence. Titane raconte le parcours d’Alexia (Agathe Rousselle), une jeune strip-teaseuse, dans un salon de tuning, personnalité solitaire et ombrageuse qui va intégrer l’intimité d’un homme inconsolable. Alexia aux prises avec ses démons intérieurs et ses pulsions de mort va accepter une nouvelle vie auprès de Vincent (Vincent Lindon). Laquelle implique une nouvelle peau. Julia Ducournau l’affirme en substance, son cinéma est mutant et carnivore. Il l’a toujours été. D’ailleurs ce n’est pas anodin : Titane célèbre, à sa manière, un anniversaire.
Voilà dix ans en effet que les métamorphoses cinéphiles de Julia Ducournau ont réellement débuté. En mai 2011, Junior, le premier court métrage hors école de Julia Ducournau, et dont le scénario est à découvrir sur notre site, est sélectionné à la Semaine de la Critique au Festival de Cannes. La réalisatrice de 28 ans, passée par la Fémis en section scénario avant des études Lettres modernes-anglais à la Sorbonne, y raconte l’histoire de Justine, 13 ans, jeune fille en plein questionnement sur sa féminité. Celle-ci va peu à peu voir sa peau subir des transformations étranges. Si par bien des aspects, Junior peut se voir comme une comédie qui lorgnerait du côté de La Mouche de David Cronenberg, ce film reste avant tout une reflexion sur l’identité sexuelle et la façon dont il faut composer avec son propre corps pour exister.
Jean-Christophe Reymond qui a produit le film via sa société Kazak, se souvient : « J’ai toujours cherché des réalisatrices et réalisateurs avec des propositions fortes et différentes. Mon associé Amaury Ovise m’a parlé de Julia. Si je suis également passé par la Fémis, je ne la connaissais pas personnellement. Julia m’a parlé de Junior, d’où se dégageait un univers singulier. La question était de savoir, si outre ses talents d’écriture, elle pouvait être aussi une réalisatrice... Les doutes ont été rapidement levés une fois sur le plateau. Julia savait tenir son équipe, être exigeante au bon endroit.»
La sélection cannoise adoube la réalisatrice, qui va également co-réaliser le téléfilm Mange avec Virgile Bramly. Mais quelques mois plus tôt, la réalisatrice pensait déjà à la réalisation de son premier long. Restait à convaincre le producteur Jean des Forêts. Qui lui, via sa société Petit Film, avait pour elle une autre idée en tête. « Je connais Julia depuis longtemps, se souvient celui-ci. Elle était en khâgne avec ma femme Marie Dubas, également productrice. Avant même d’envisager travailler ensemble, nous avons d’abord partagé des affinités de goûts, cinématographiques ou littéraires. Lorsque j’ai eu entre les mains un projet de remake d’un film mexicain autour du cannibalisme dont je négociais les droits, je me suis logiquement tourné vers Julia pour l’écriture. »
Mais ce projet-là, Julia Ducournau n’en veut pas. La thématique du cannibalisme lui plaît, mais elle veut son film à elle. Un long métrage qu’elle va écrire, mais surtout réaliser... « Elle a donc décliné, poursuit Jean des Forêts, et m’a exposé son désir de faire son propre film. Devant mon scepticisme, elle m’a lancé : « Tu viendras voir à Cannes mon court métrage et nous ferons ce long métrage ensemble. » Il n’y avait encore aucune certitude quant à la présence de son film à la Semaine de la Critique, elle avait simplement décidé que les choses se passeraient ainsi... »
« Grave a été relativement simple à faire, renchérit enfin Jean des Forêts. Il est aisé de travailler avec des gens qui savent ce qu'ils veulent. C'est le cas de Julia. » Une fois Grave achevé, toutes les sections cannoises se disputent la sélection de ce film hybride et malaisant porteur d’une poésie fantastique indéniable. Julia Ducournau, sur les conseils de son producteur, décide de rester fidèle à la Semaine de la Critique.
En mai 2016, sur la croisette, la découverte de Grave affole les festivaliers. Le film séduit le public et les professionnels, français comme étrangers. Julia Ducournau garde la tête froide et refuse poliment de nombreuses sollicitations. Grave parade dans plusieurs festivals internationaux dans la foulée, provoque des malaises de spectateurs savamment relayés sur les réseaux sociaux ajoutant un surcroît d’excitation. Sur cette route aux étoiles, Julia Ducournau rencontre ses idoles dont David Cronenberg et M. Night Shyamalan qui l’engagera pour la réalisation de deux épisodes de la série Servant. Pourtant, un cauchemar récurrent et tenace ne cesse de l’obséder. Un cauchemar qu’elle va convertir en film.
Six mois avant la sélection de Grave à Cannes, Julia Ducournau a déjà parlé à son producteur d’origine, Jean-Christophe Reymond, de ce cauchemar qui l’obsède, dans lequel elle accouche de pièces de moteur automobile. Elle décide d’intégrer une histoire de serial-killer dans l’équation. L’intrigue de Titane se dessine peu à peu. L’écriture est toutefois ralentie par le succès international de Grave qui sortira sur les écrans français près d’un an après sa présentation sur la croisette (le 15 mars 2017, frappé lui-aussi d’une interdiction aux moins de 16 ans). « L’ombre ou plutôt la lumière de ce premier long métrage ne cessait de la rattraper, ajoute le producteur. Quand nous nous sommes enfin mis à l’écriture de Titane, la matière était foisonnante. Alors l fallait d’abord faire le tri... »
Le producteur patient incite néanmoins sa réalisatrice à laisser libre court à son imagination. « Je n’ai jamais cherché à nuancer ou à atténuer les choses, conclut Jean-Christophe Reymond. Je crois sincèrement que la radicalité d’une proposition cinématographique est une manière d’exister dans un marché saturé. Pour venir à bout de Titane, il a fallu lutter contre des obstacles et des doutes. Beaucoup pensaient que nous n’allions jamais réussir à le faire avec le budget que nous avions, un budget à la fois confortable eu égard au profil du film et serré si nous voulions répondre à nos exigences artistiques. Nous avons tenu bon. L’Avance sur recettes du CNC nous a permis d’enclencher sereinement les choses, puis l’aide de Canal Plus et d’Arte, entre autres, ont permis de lancer la préparation du film. C’était alors à Julia, à moi et à toute l’équipe de prouver qu’on pouvait rendre ce film possible. »
Titane
Produit par Jean-Christophe Raymond
Musique : Jim Williams
Titane a été soutenu par le CNC au titre de :
Avance sur recettes avant réalisation
Aide au développement d’œuvres cinématographiques de longue durée
Aide à la création visuelle ou sonore
Aide à l’édition vidéo