Il est centenaire et il tient encore la forme, avec plus de 62 000 spectateurs l’an dernier : le cinéma L’Odyssée de Strasbourg est un petit bijou d’architecture qui fait vivre le 7e Art au cœur de la capitale alsacienne depuis 1913. Un lieu mythique et unique en France, à l’histoire extraordinaire.
« Au départ, L’Odyssée s’appelait UT, pour Union Theater, raconte Faruk Günaltay, son directeur depuis 27 ans. Il a été construit en 1913 et a offert sa première projection publique le 3 janvier 1914. Il s’appelait UT en référence à une salle célèbre se trouvant à Alexanderplatz, à Berlin, qui s’appelait déjà Union Theater. Du coup, c’était l’occasion pour les Allemands de dire aux Strasbourgeois, qu’ils avaient annexés en 1871, qu’ils y tenaient beaucoup. Ce sont eux qui ont construit le théâtre. Et il a fonctionné, sans interruption ou presque, de 1914 à 1986, où la salle a été obligée de fermer. En tant que “mono-salle”, elle n’a pas résisté à l’arrivée des multiplexes en France. Elle n’était plus assez rentable. »
Mais le bâtiment renaquit de ses cendres en 1992 pour être aujourd’hui l’un des six cinémas les plus anciens du monde toujours en activité dans son cadre d’origine. « Les autres se trouvent à Londres et Brighton (au Royaume-Uni), à Madrid (en Espagne), à Sarajevo (en Bosnie) et à Saint-Pétersbourg (en Russie) », détaille Faruk Günaltay.
La renaissance
Il faut préciser que la salle strasbourgeoise a eu un destin contrarié, au fil des époques, des guerres et des aléas de l’Histoire. Elle a subi plusieurs fermetures temporaires, la première entre novembre 1918 et l’automne 1919 : « Le théâtre a fermé suite au retour de l’Alsace-Lorraine dans le giron de la France. Les autorités françaises cherchaient alors une autre famille exploitante, jugeant celle en place trop “pro-allemande”. » La salle a ensuite rouvert jusqu’au 1 er septembre 1939, date à laquelle Strasbourg a été évacuée, juste avant le début de la Seconde Guerre mondiale. « Elle a été remise en route en août 1940, mais cette fois sous l’annexion nazie. Elle était devenue un “Soldaten Kino”, c’est-à-dire un cinéma pour soldats qui a fermé en 1944, au moment de la libération de Strasbourg, avant de rouvrir à l’automne 1945 et ce jusqu’en 1986. »
Le bâtiment était devenu propriété de la ville au sortir de la guerre. De fait, le propriétaire du fonds de commerce n’a pas pu faire les travaux nécessaires, les ajustements, quand les “mono-salles” se sont transformées en complexes cinématographiques à partir des années 1980. « Il a tenu le coup tant qu’il a pu et puis il a été obligé de jeter l’éponge, en 1986. Personne du secteur privé n’a levé le petit doigt à cette époque. Et ce, malgré cet édifice, qui est un très beau bâtiment classé aux Monuments historiques ! Justement, notre association, “Rencontres cinématographiques d’Alsace”, cherchait un lieu de projection pour faire une programmation alternative et pas seulement celle commerciale des films. On était à la fin des années 1980 et la fréquentation des cinémas n’était pas vraiment à la hausse... Nous avons néanmoins réussi à convaincre la ville qui a restauré ce lieu. Cette restauration a coûté environ 11 millions de francs (plus de 1,5 million d’euros), avec l’aide du CNC, qui donna près de 600 000 francs. Si bien que le 24 septembre 1992, le cinéma a rouvert en s’appelant cette fois L’Odyssée. »
L’endroit a, en effet, changé de nom à plusieurs reprises dans son histoire. L’Union Theater était devenu l’ABC, en 1961, « parce que dans la page des cinémas du quotidien local, Les Dernières Nouvelles d’Alsace, la programmation des films et des salles était présentée par ordre alphabétique. Or, UT, cela plaçait le cinéma tout en bas de la page. Donc pour remonter, le propriétaire de l’époque avait changé la dénomination en “ABC”. Il pensait ainsi que plus de gens viendraient... » Quand il a fallu renommer le cinéma, en 1992, Faruk Günaltay et les membres de son association ont cherché à s’inspirer de grands classiques du grand écran. « On a d’abord pensé à L’Atalante de Jean Vigo. Et puis finalement, dans Le Mépris de Jean-Luc Godard, il y a Fritz Lang qui joue son propre rôle et qui tourne un film imaginaire qui s’appelle L’Odyssée. Du coup, le cinéma s’appelle ainsi en hommage à Fritz Lang et au Mépris. Et cela fait désormais 27 ans qu’il tourne. Cela, grâce à la ville de Strasbourg et à l’engagement de notre association. C’est vraiment la combinaison d’une volonté politique et d’un engagement en faveur du cinéma. »
Une programmation européenne et de patrimoine
De nos jours, L’Odyssée n’est plus une “mono-salle”. Un deuxième espace de projection a été agencé pour amortir les coûts de fonctionnement. Le cinéma accueille quelque 4 000 séances chaque année, avec 65 % d’entre elles dédiées aux films européens et la plupart à des films non français. « Ce qui est totalement à contre-courant du marché de l’exploitation cinématographique en France, où la moyenne est environ de 5 % », souligne le directeur, qui décline les missions qu’il s’est fixées avec ses équipes : « L’un de nos axes majeurs, c’est la promotion des cinématographies d’Europe. Parce que le cinéma européen est malheureusement étranger sur son propre territoire à Strasbourg. Notre deuxième objectif, c’est la mémoire du 7e Art : donner au jeune public accès à du patrimoine connu ou moins connu. Notre troisième ambition, c’est de faire découvrir des cinémas indiens, chinois ou autres. Aussi, on veut interroger les relations du cinéma avec les autres champs de la création artistique. Et enfin, nous participons à la formation des jeunes publics, avec un travail pédagogique. Tous les matins, on fait des projections réservées aux élèves des écoles élémentaires, des collèges et des lycées. » Et pour les spectateurs plus exigeants encore, l’association organise plus de 230 projections/débats tout au long de l’année.
Au bout du compte, L’Odyssée peut se targuer de proposer plus de 400 films par an, dont près d’un quart n’ont tout simplement pas de distributeur en France. « Pour que le public de Strasbourg puisse accéder au plus large éventail possible de la création cinématographique mondiale », soutient Faruk Günaltay, fier d’avoir accueilli 62 000 spectateurs en 2018 sur ses deux salles. « Une fréquentation en hausse », se réjouit-il. « Même avec une programmation pointue, on obtient des résultats dont on n’a pas à rougir, par rapport au monde de l’exploitation commerciale. »