La période dite américaine de Louis Malle est comprise entre deux films français traitant de l’Occupation : Lacombe Lucien en 1974, itinéraire d’un jeune homme sans conviction qui vire collabo, et Au revoir les enfants en 1987, récit poignant dans un collège sur fond de déportation. Ces deux films marquent pour le premier un malentendu, et pour le second une consécration. Louis Malle part en effet aux Etats-Unis pour réaliser le rêve de tout cinéaste de sa génération mais aussi pour se tenir loin des débats qui ont marqué la sortie de Lacombe Lucien, au nom d’une mémoire que d’aucuns trouvaient souillée. Au bout de la parenthèse, dans la dernière moitié des années 80, il y aura les millions d’entrées et les trophées (Lion d’or à Venise, sept César, Prix Louis Delluc…) de Au revoir les enfants, film qui réconciliera tout le monde et replacera Louis Malle dans les premières places du cinéma français.
Partir, revenir
Entre-temps, donc, l’aventure américaine : La Petite, Atlantic City, My Dinner with André, Crackers ou encore Alamo Bay. Fidèle à son approche très libre du cinéma, Malle n’a pas surjoué les auteurs en s’exilant au pays d’Orson Welles et John Ford. Il a continué d’explorer les genres et les styles. L’époque était propice. A la fin des années 70, le Nouvel Hollywood a redéfini les contours d’une industrie cinématographique en perte de vitesse. L’âge d’or n’est plus, les héros sont fatigués, les super-héros n’existent pas encore… Taxi Driver, Phantom of the Paradise, Le Parrain, Les Dents de la mer, MASH : Scorsese, de Palma, Spielberg, Altman, Coppola prennent le pouvoir. Or tous ces cinéastes sont aussi des cinéphiles qui ont regardé et digéré la modernité venue d’Europe : néoréalisme italien, Nouvelle Vague française… Dans un geste d’une logique implacable, les cinéastes allemands, français ou polonais sont venus tenter leur chance outre-Atlantique. Wim Wenders, Roman Polanski, Agnès Varda, Jacques Demy et donc Louis Malle. « Je regardais du côté de l’Amérique, écrit Louis Malle dans ses mémoires, Louis Malle par Louis Malle (éditions de l’Athanor). Depuis longtemps, depuis Les Amants, on m’a souvent proposé de travailler là-bas. J’ai refusé beaucoup de projets qui ne me convenaient pas, mais deux fois, au cours des années 60, j’ai failli tourner là-bas. »
Polémique
Louis Malle avait fait polémique avec Les Amants en 1958. Le parfum du scandale s’était diffusé jusqu’aux Etats-Unis. Mais qui est ce jeune homme capable de prendre ses libertés avec les bonnes mœurs et de dégager à l’écran une sensualité aussi sulfureuse - donc provocante ? Son passeport pour les USA était prêt depuis longtemps. Méfiant, le cinéaste a préféré attendre. La Paramount saura être la plus convaincante. La Petite (Pretty Baby, 1978) est une chronique dans un bordel de la Nouvelle-Orléans en 1917 avec Brooke Shields, Keith Carradine et Susan Sarandon. Malle se mouille d’entrée de jeu. Il parle de sexualité, voire de pédophilie, de prostitution… Le tout sublimé par la photo de Sven Nykvist, proche collaborateur d’Ingmar Bergman. Preuve supplémentaire qu’Hollywood entend alors « s’européaniser ». « J’aime l’Amérique et j’envisage d’y travailler encore, poursuit le cinéaste. Elle ne ressemble guère aux clichés avec lesquels on la décrit en Europe, et elle évolue constamment. Travailler aux Etats-Unis représente une bataille permanente et quand j’ai fait La Petite, j’avais l’impression stimulante de repartir encore une fois à zéro. » Avant de préciser comme pour mieux dissiper toutes interprétations hâtives. « Qu’on ne se méprenne pas : je n’ai pas l’intention de devenir un cinéaste hollywoodien. Là-bas comme ici je veux rester indépendant. »
Un Guépard fatigué
Louis Malle reste donc sur place mais s’éloigne des gros studios. Ce sera Atlantic City (1980), un film-monde ou plutôt un film-ville autour d’une cité du New Jersey jadis flamboyante (l’élite venait s’y encanailler), aujourd’hui au repos. Au repos mais sur le point de se réveiller. C’est ce sursaut que filme ici Louis Malle. On détruit les vieux immeubles devant sa caméra pour construire des casinos. Au milieu des décombres il y a Burt Lancaster, vieux guépard fatigué qui veut encore croire à un avenir possible. Et qu’importe si ses costards sont délavés et ses manières dépassées. Malle retrouve Susan Sarandon, ici fille de joie éperdue, qui entend caresser l’animal dans le sens du poil. Atlantic City est un film crépusculaire au confluent du film noir, du film de gangster et du drame psychologique. On y rit aussi. Le pathétique sauve même les apparences trompeuses. Résultat : un Lion d’or et cinq nominations à l’Oscar.
Et puis il y aura bientôt ce repas filmé en temps quasi réel, My Dinner with Andre (1981). La mécanique du champ-contrechamp devient expérimentale. Deux dramaturges parlent de tout mais jamais de rien : l’inspiration, la création, le sens de la vie… Film étrange, anti-commercial possiblement culte au sein d’un pays où la réussite commerciale impose sa loi. L’argent sera donc logiquement au cœur du prochain film. Crackers (1983), suit un groupe de ratés, emmené par Donald Sutherland, qui échafaude un braquage minable. C’est Universal qui tire les ficelles de ce remake du Pigeon de Mario Monicelli. « J’ai mis le doigt dedans, puis je me suis finalement retrouvé en train de faire le film en me demandant tout le temps pourquoi », déplorait le cinéaste à René Prédal pour son ouvrage Louis Malle (Edilig). « Pour être tout à fait honnête, j’ai sans doute péché par orgueil. »
Retour au pays
Avec Alamo Bay tourné dans la foulée, Louis Malle retrouve son sérieux, son indépendance et sa fibre politique autour du destin d’un vétéran du Vietnam (Ed Harris) confronté à l’arrivée de réfugiés vietnamiens dans le port d’Alamo Bay au Texas où il réside. Nous sommes en 1985, la parenthèse se refermera avec deux documentaires avant que le cinéaste ne retrouve la France et son douloureux passé. Le cinéma américain, lui, a changé de visage et s’est découvert une vitalité nouvelle avec des productions toujours plus grosses qui dévorent tout. Le dernier film de Louis Malle sera toutefois tourné aux Etats-Unis dix ans plus tard. Vanya, 42è Rue, sera son chant du cygne.