Qu’est-ce qui vous a donné envie d’aller filmer sur l’île de Fårö, si chère à Ingmar Bergman ?
Le point de départ de Bergman Island préexiste à Fårö. Il est le fruit d’une idée qui m’accompagne depuis au moins dix ans et qui attendait de trouver sa forme, sans ressentir la moindre urgence. L’envie de faire un film sur un couple de cinéastes, car je pensais avoir des choses intéressantes à dire sur le sujet de par mon vécu, ayant moi-même longtemps partagé la vie d’un cinéaste. Mais au final, c’est bien Bergman qui a provoqué le déclic.
De quelle manière ?
Un film pour moi, c’est toujours un imaginaire qui rencontre un lieu. Trois ans après la mort de Bergman, j’ai commencé à entendre beaucoup parler de Fårö, vu pas mal de photos, ce qui m’a donné envie de me replonger dans son livre Laterna magica. Et puis un ouvrage a été publié pour la vente aux enchères des biens que contenaient les maisons de Bergman sur l’île. Et, curieusement, ce livre a été le déclencheur de la fiction que j’avais en tête depuis des années. Fårö est ainsi devenu dans mon imaginaire le lieu où mon couple de cinéastes pouvait s’incarner. Il se trouve que pile à ce moment-là, j’ai croisé Greta Gerwig, que j’avais dirigée dans Eden, qui revenait de Fårö où elle avait passé une semaine avec son compagnon Noah Baumbach. Elle m’a raconté les moments hilarants de ce séjour où, n’ayant encore réalisé aucun film, elle ne faisait qu’accompagner Noah qui était mis à l’honneur. Ses anecdotes faisaient écho à tant d’expériences que j’avais moi-même vécues que ça a encore renforcé mon envie de tourner là-bas. Puis l’année suivante, je suis allée sur place avec mon producteur Charles Gillibert à l’occasion de la Bergman’s Week où certains de mes longs métrages étaient projetés et où j’ai présenté des films de Bergman. Tous ces événements successifs ont formé une sorte de puzzle dont les pièces se sont emboîtées peu à peu.
Avez-vous ressenti une certaine pression en vous attaquant à la montagne Bergman ?
Ça ne m’a jamais fait peur et c’est une chance. Mais je ne suis jamais dans un cinéma de référence, je n’ai jamais fait un film « à la manière de », je n’essaie pas de ressembler aux cinéastes que j’admire. Je tente toujours de trouver mon propre langage et je ne crois pas que Bergman Island déroge à cela. À aucun moment dans ce projet je n’ai eu la prétention de capter l’héritage de Bergman, même si ses films me hantent. Et si je me sens aussi libre et désinhibée, c’est parce que je sais que de par mon âge, mon statut et ma personnalité, il y a objectivement peu de risques qu’on me compare à lui. Tout au long du processus, je ne me suis en tout cas jamais sentie écrasée par lui. De toute façon, quand j’écris un film, je ne me projette jamais dans ce que les autres pourraient penser. Mes angoisses et ma fragilité se situent ailleurs.
Comment aborde-t-on, malgré tout, le fait de filmer un lieu aussi marqué par les films d’un autre ?
On a tendance à l’oublier mais, même s’il y a tourné sept longs métrages, Bergman a finalement peu filmé l’île. Il s’est concentré sur les mondes intérieurs de ses personnages, sur leurs visages et au final, on ne voit que rarement l’horizon et le ciel. Donc quand on se promène sur Fårö, si on ressent évidemment la présence de Bergman partout, on ne cesse jamais de découvrir des paysages qu’on ne connaissait pas, car on ne les a jamais vus au cinéma. Tout cela a forcément été une chance pour moi. Je pouvais vraiment filmer ces lieux avec un regard neuf, sans bégayer avec ce qui avait pu déjà être montré. Là encore, cela me permet de me détacher naturellement de Bergman.
Et comment se construit ce regard ?
En m’appuyant sur mon ressenti né de chacune de mes visites sur place. L’une des ambitions de Bergman Island a été de rendre compte de ce lieu à la fois pour sa magie, pour son aspect hanté – par rapport à la présence de Bergman –, mais aussi pour ce côté tourisme cinéphile dont je me moque un peu, mais avec une certaine tendresse, car il me touche. J’ai fait partie de ces touristes, j’ai fait le fameux « Bergman safari », je sais donc le côté ridicule et un peu vain de tout cela, mais je comprends et je partage aussi cette envie de se retrouver sur ces lieux et de s’approcher ainsi d’un cinéaste qu’on admire. Cela crée un contraste avec l’image austère et intimidante qu’on peut avoir du cinéma de Bergman. Et c’est ce contraste que vit le personnage de jeune réalisatrice, interprétée par Vicky Krieps, que j’ai eu envie de montrer à l’écran.
Vous avez d’ailleurs tourné en pellicule et non en numérique...
À l’exception d’Eden qui ne pouvait se financer qu’en numérique, j’ai tourné tous mes films en pellicule. Parce que je trouve que son grain reste indépassable. Je ne me voyais absolument pas filmer l’île de Fårö, ce lieu si puissamment cinématographique, en numérique. Ça ne m’a même pas traversé l’esprit. Et j’ai l’immense chance d’avoir un producteur qui n’a jamais questionné ou cherché à remettre en cause ce désir.
Bergman Island
Réalisation : Mia Hansen-Love
Scénario : Mia Hansen-Love
Production : CG Cinéma
Distribution : Les Films du losange
Avec : Mia Wasikowska, Vicky Krieps, Tim Roth, Anders Danielsen Lie
Régie : Quentin Claessens, Guillaume Fernandez
Photo : Denis Lenoir
Son : Paul Heymans
Montage : Marion Monnier
Direction Artistique : Eva Lendorph
Décors : Mikael Varhelyi
Costumes : Judith de Luze, Julia Tegström
Aide obtenue auprès du CNC : Aide sélective à la distribution (aide au programme)