Dans L’Avventura de Michelangelo Antonioni (1960), Monica Vitti fait corps avec les rochers de l’île volcanique de Panarea, au point de se confondre avec eux. Tout autour, la mer Tyrrhénienne dans son imposante majesté oblige à redéfinir les rapports de force. Puis, dans un mouvement de tête emportant avec lui sa chevelure blonde, le visage de l’actrice, 28 ans à l’époque, fixe la caméra en gros plan. La puissance vient de changer de camp. L’envoûtement est total. La magnétique Vitti dont la beauté « est au-delà du beau » dixit la réalisatrice Laetitia Masson qui lui a consacré en 2015 un court portrait pour le web-magasine Blow Up (Arte), est devenue le point de fixation du monde décrit. Antonioni ne se trompe pas en prenant soin d’isoler constamment le regard du personnage qu’elle incarne. L’horizon de Claudia (Vitti) n’appartient qu’à elle. Il y a quelque chose d’exclusif qui se joue ici, quelque chose qui ne concerne que le cinéaste et son modèle devenu muse. L’Avventura raconte sur le papier l’histoire d’une disparation, mais dans les faits, Antonioni filme tout l’inverse, une apparition. Laetitia Masson toujours : « Sans le regard d’elle sur lui, de lui sur elle, il n’y a pas d’aventure. »
Prêtresse de « l’incommunicabilité »
Monica Vitti s’impose donc sur les rives houleuses de ce film-manifeste, îlot de modernité arraché à la face du cinéma. Présenté au Festival de Cannes, L’Avventura fait ricaner certains spectateurs dans l’ombre, mais d’autres ont bien vu la lumière. Le lendemain de la projection officielle, des artistes emmenés par Roberto Rossellini se fendent d’une lettre ouverte pour partager leur enthousiasme. Le film repartira avec un Prix du Jury. « L’Avventura est un film amer, souvent douloureux, commentera bien longtemps après le cinéaste italien dans un entretien au Corriere della sera, le 31 mai 1976. La douleur des sentiments qui finissent ou dont on entrevoit la fin au moment où ils naissent. »
En 1960, Antonioni et Vitti s’aiment éperdument. Les trois autres films qu’ils vont faire ensemble coup sur coup - La nuit (1961), L’Eclipse (1962) et Le désert rouge (1964) – sont pourtant d’une lucidité foudroyante sur l’impossibilité d’être à l’autre, de s’incarner à travers lui… Monica Vitti, qu’elle soit Claudia, Valentina, Vittoria ou Giuliana, accepte de se perdre pour retrouver le chemin qui mène à soi, l’autre étant par nature inatteignable. L’Avventura, La nuit et L’Eclipse forment la trilogie dite « de la maladie des sentiments » Ce cinéma existentiel se cristallise donc tout entier sur le visage de Monica Vitti, devenue prêtresse « de l’incommunicabilité ». Au point qu’elle semble à jamais prisonnière de ce trident maléfique (il faudrait rajouter un pic pour Le désert rouge). Sa carrière est heureusement parvenue à s’en libérer.
De Monica Vitti, Michelangelo Antonioni a d’abord vu sa nuque. C’est l’actrice qui le raconte en 1981 le temps d’une interview filmée chez elle pour la télévision française. Antonioni travaillait alors à la postproduction de son film Le Cri (1957) et cherchait une voix pour doubler l’une de ses actrices. Dans le studio, le cinéaste s’émerveille. « Vous avez une belle nuque mademoiselle, vous devriez faire du cinéma ! » En réalité, il ne découvre pas sa future muse ce jour-là. Il avait d’abord entendu sa voix et senti sa présence sur la scène d’un théâtre. C’est d’abord son timbre profond et rocailleux qui avait fait chavirer Antonioni. Une voix, une nuque puis bientôt un regard, un visage, tout un corps, mieux, une présence. « Elle apparait, elle est là et tout de suite on est dans le désir…. Même dans le désert. », ajoute Laetitia Masson.
Chercher le regard qui se perd
Monica Vitti est née le 3 novembre 1931, de son vrai nom, Maria Luisa Ceciarelli. Très jeune elle rêve de théâtre, d’académie d’art dramatique au sein d’une famille où tout ça ne fait pas sérieux, ne promet pas « une existence bourgeoise ». Sa mère va plus loin : « La poussière de la scène corrompt le corps et l’âme. » La comédienne écrit dans ses mémoires : « Quand ma mère présentait ses enfants, elle commençait par mes frères, qui étaient grands, forts, et qui faisaient de grandes études. Quand arrivait mon tour, elle baissait la voix, et elle chuchotait que je voulais devenir actrice. »
Lorsque Monica Vitti parle de son enfance, elle déplore d’avoir dû revendiquer en silence ses désirs fous de tragédie mais surtout, au-delà de ces ambitions artistiques, de ne pas avoir été suffisamment écoutée. Lors d’une émission sur France Culture, Vitti avoue d’ailleurs avoir toujours recherché à travers les hommes qui ont partagé sa vie, « un regard paternel. » Immédiatement, elle s’étonne de n’être tombée amoureuse que « de penseurs, des intellectuels plutôt silencieux, avec des yeux qui regardent très loin, jamais près… » Elle conclut dans un français magnifiquement chantant par cette formule magnifique qui semble la résumer toute entière : « Je dois chercher le regard qui se perd. »
Monica Vitti passera bien par l’Académie d’art dramatique qui la mènera vers les planches avant donc que Michelangelo Antonioni jette ses yeux tout près de sa nuque et transforme à jamais son destin. La fin de son histoire d’amour avec le cinéaste mettra entre parenthèses leur collaboration (ils se retrouveront en 1980 pour Le Mystère d’Oberwald d’après L’aigle à deux têtes de Cocteau) Vitti montrera alors un autre visage, peut-être plus proche de sa vraie nature : solaire et riante. Un visage malicieux qui peut s’illuminer de mille feux. La comédie à l’italienne lui va bien. Elle croisera les ténors du genre : Ettore Scola, Mario Monicelli, Dino Risi, Luigi Comencini…, mais aussi Joseph Losey qui en fera une égérie pop dans le psychédélique Modesty Blaise (1966) d’après une héroïne de bande dessinée britannique dont la particularité est de changer de tenue en un claquement de doigts. Luis Buñuel l’imagine bientôt en bourgeoise indignée dans son outrancier Fantôme de la liberté (1974). Vitti s’amuse, passe des planches au cinéma, fuit ses angoisses et ce cauchemar, le plus effrayant à ses yeux : « se retrouver dans une pièce vide. » Elle se fait cependant de plus en plus rare dans les années quatre-vingt avant que de se retirer définitivement du grand écran. En 1995, elle reçoit un Lion d’or à la Mostra de Venise pour l’ensemble de sa carrière.
Depuis 2011, Monica Vitti se battait contre la maladie d’Alzheimer. Elle est morte le 2 février 2022 à l’âge de 90 ans dans son appartement romain qu’elle s’était employée à encombrer de mille souvenirs. Et soudain, le vide.