Dans les années 1930, Alexandre Alexeïeff et Claire Parker inventent l’écran d’épingles : un écran blanc vertical, percé de milliers d’épingles noires, qui permet de réaliser des films d’animation à l’allure unique. Aujourd’hui, deux écrans d’épingles sont encore fonctionnels, un au Canada et un autre en France, dans les locaux de la Direction du patrimoine du CNC. Brice Vincent, qui consacre un documentaire à ce dispositif et à celles et ceux qui s’en servent encore à ce jour, raconte sa fascination pour cet outil.
Pourquoi avoir consacré un documentaire à l’écran d’épingles ?
Brice Vincent : Lorsque j’étais étudiant en cinéma, j’ai vu dans le cadre d’un cours sur l’histoire du cinéma d’animation, un extrait d’un film d’Alexeïeff réalisé avec l’écran d’épingles. J’ai eu un coup de foudre artistique pour ce rendu. J’ai effectué des recherches chez moi pour en savoir plus, et je suis tombé sur l’appel à candidatures du CNC, qui recherchait des animateurs pour un atelier sur l’écran d’épingles. J’ai répondu à l’annonce en expliquant que je n’étais pas réalisateur de films d’animation, mais que j’aimerais filmer l’atelier à Annecy, avec une petite équipe, si rien de tel n’était déjà prévu. C’est le point de départ du projet, qui était, il y a dix ans, à l’origine un simple compte-rendu vidéo de cette session, et non un film documentaire.
Comment le film a-t-il ensuite pris forme ?
J’ai continué de filmer l’écran d’épingles, de manière plus épisodique, alors que certains réalisateurs s’en servaient en dehors de l’atelier, au CNC. J’ai suivi les cinéastes Justine Vuylsteker, Pierre-Luc Granjon… J’ai commencé à envisager de tourner un film avec ces images que j’avais captées. Puis d’autres idées ont émergé. Je me suis dit que je pourrais aller au Canada, découvrir l’autre écran d’épingles, et filmer les réalisateurs Michèle Lemieux et Jacques Drouin en train de s’en servir, par exemple. Sans financements, ces ambitions étaient compliquées à réaliser. J’ai connu des années de réécriture pour trouver des subventions. Tout s’est débloqué lorsque j’ai été sélectionné par le fonds CNC Talent, pour une diffusion numérique du film. À partir de là, j’ai rencontré un nouveau producteur, chez Bastille Films. Nous avons trouvé de l’argent, et aujourd’hui le film est terminé.
L’enjeu de la création dans la contrainte est au cœur de votre film. Pourquoi cette question vous intéresse-t-elle ?
Je trouve passionnant de voir que les œuvres qui m’ont influencé dans le cinéma, la musique ou encore dans la littérature, ont elles-mêmes été impactées par la contrainte. La plupart des artistes savent combien la contrainte est salutaire. Je suis intéressé par tout ce qui n’est pas contrôlé, notamment les accidents dans la création. Le but de ce documentaire est de porter ce sujet à la connaissance du public, des spectateurs, qui ne se posent pas forcément la question de la création dans leur quotidien. Il faut se méfier des premières idées, qui sont souvent plus conformistes qu’on ne l’imagine. Pour créer de la nouveauté, il est nécessaire de se confronter à la difficulté. C’est la force de l’écran d’épingles. Ce rapport à la contrainte était au cœur du travail de Jacques Drouin, qui nous a quittés pendant le tournage, et à qui ce film est dédié.
En quoi justement l’écran d’épingles est-il la porte d’entrée idéale pour se saisir de la question ?
Il s’agit d’un outil tellement contraignant, capricieux et curieux, qu’il suscite vite la fascination. Avec l’écran d’épingles, l’artiste sait comment son plan commence, mais jamais comment celui-ci va se terminer. Il a beau écrire tout ce qu’il veut et scénariser son récit autant qu’il le souhaite, il ne sait jamais où l’outil va l’emmener. Pendant la préparation du film, j’ai échangé avec Thierry Onillon, superviseur d’effets spéciaux chez Mac Guff. Il m’a raconté : « Quand un réalisateur me dit ce qu’il a en tête, je lui conseille toujours dans un premier temps de ne pas passer par le numérique » - ce qui est étonnant car le numérique, c’est son métier ! Mais là où il voulait en venir, c’est que lorsqu’un réalisateur demande un effet visuel à un studio, il reçoit exactement ce qu’il avait demandé. S’il avait dû travailler avec un chef décorateur, un truquiste, et dû résoudre des défis pour réaliser des effets visuels à la Georges Méliès, le résultat à l’écran n’aurait pas été identique à sa première idée. Comme pour l’écran d’épingles, le travail aurait été différent et unique.
Le film comporte de nombreuses images modélisées en 3D qui contrastent avec l’esthétique de l’écran d’épingles. Comment cette idée est-elle arrivée dans le projet ?
Si j’avais eu les moyens de terminer ce documentaire il y a sept ans, cette dimension-là en aurait été absente. Le temps long de fabrication du film a donc été un avantage, de ce point de vue-là. Car forcément en dix ans, j’ai évolué et le film aussi. En tant que réalisateur, en fiction, je fais beaucoup de films fantastiques, ce qui m’a permis de me perfectionner dans les effets spéciaux et de réaliser moi-même les plans en 3D de Pourquoi l’Écran d’épingles ?. Ces plans viennent de réflexions sur la légèreté, l’immédiateté, l’intelligence artificielle… Des questions désormais brûlantes chez les artistes ou les personnes intéressées par l’art. Les intelligences artificielles peuvent produire des rendus très convaincants et réalistes, ce qui risque de devenir de plus en plus bluffant dans les années à venir. Dans cinq ans, une intelligence artificielle pourra générer un film comme s’il avait été réalisé sur l’écran d’épingles, si ce n’est pas déjà le cas. Nous sommes donc obligés de nous reposer la question de la création dans l’art, et de ce que nous en attendons, notamment à travers la pratique de l’écran d’épingles.
pourquoi l'Écran d'Éplingles ?
Production : Bastille Films
Montage : Sorya Mesnage
Musique : Emile Cooper Leplay