« Un monstre ! », voilà comment Georges Mourier qualifie le Napoléon d’Abel Gance, fresque monumentale datant de 1927, qui retrace la vie du futur empereur depuis son enfance jusqu’aux premiers feux de la campagne d’Italie. Georges Mourier, réalisateur et chercheur en charge de sa restauration pour la Cinémathèque française, a dû batailler pendant seize ans pour dompter le « monstre ». Un « monstre » indocile devenu avec le temps un véritable serpent de mer cinéphilique. Abel Gance lui-même, noyé par une démesure qu’il avait pourtant orchestrée, semblait avoir perdu le fil d’un film dont il a multiplié les versions (il en existerait 22 différentes !). Le cinéaste, décédé il y a près de quarante-trois ans, avait fait de Bonaparte une fixation au point de signer un véritable corpus personnel : pas moins de trois longs métrages supplémentaires en plus des multiples montages de son Napoléon originel. Parmi celles et ceux qui ont eu la chance de découvrir ce Napoléon, qui pouvait être certain d’avoir vu la version qui se rapprochait le plus de celle voulue secrètement par Gance ? Pas grand monde. Et d’ailleurs, ce film « parfait » existait-il vraiment ? Si oui, le matériel n’était-il pas dispersé aux quatre vents, perdu depuis longtemps, voire trop abîmé pour être exploité ? Toutes ces questions ont taraudé Georges Mourier pendant près d’une décennie.
« Un film aliénant... »
Six mois tout au plus. C’est le temps que devait prendre le travail du réalisateur et chercheur Georges Mourier sur le Napoléon, commandé par la Cinémathèque française en 2007. « Camille Blot-Wellens venait alors d’être nommée directrice des collections de la Cinémathèque française, explique l’intéressé. Elle s’est rendu compte qu’il n’existait pas de copie “officielle” de Napoléon. L’Institution possède pourtant 300 boîtes du film, mais compte tenu de toutes les versions différentes, il était très difficile de s’y retrouver. Elle cherchait un expert pour faire le tri. Laurent Mannoni, directeur scientifique du patrimoine de la Cinémathèque, est venu me voir. À l’époque, je travaillais à la réalisation d’un documentaire sur Gance autour de ses inventions optiques et techniques qu’il avait mises au point avec Henri Alekan. Laurent Mannoni m’a formulé les choses ainsi : “Pouvez-vous mettre votre film entre parenthèses pendant quelques mois et vous charger de l’expertise de notre fond Napoléon ?” » Georges Mourier, passionné de l’œuvre du cinéaste français – il lui a notamment consacré le documentaire À l’ombre des grands chênes en 2005 –, connaît suffisamment la réputation de ce monument du cinéma muet pour prendre ses précautions. Il s’entoure donc d’une équipe afin de ne pas se faire happer tout entier.
La multiplication des boîtes
Commence un titanesque travail archéologique. L’équipe doit même inventer une méthodologie afin de trier ce qu’elle découvre dans ces 300 boîtes, véritable capharnaüm où sont mélangées des bobines des différents films que Gance a consacrés à Napoléon. Il y a même des boîtes que Georges Mourier a baptisées « Boucherie Sanzot » en référence au gag récurent dans Les Aventures de Tintin. « À l’intérieur de l’une d’entre elles, par exemple, il y avait bien des images d’un film sur Napoléon mais il s’agissait d’un film Pathé de 1909, rien à voir avec Gance ! » Il faut donc tout ranger et recataloguer d’autant que « 80 % des informations répertoriées sur la base [de données] de la Cinémathèque » s’avèrent erronées. Georges Mourier fait ainsi rédiger une bible où le matériel expertisé est scrupuleusement répertorié. « Écrire à la main permet d’intérioriser la pensée et d’inscrire la mémoire. C’est une manie que j’ai héritée de Gance qui notait tout en détail... » Des captures de chaque plan exhumé sont également réalisées afin de ne pas user le matériel.
La direction du patrimoine du CNC ne tarde pas à se manifester et propose à l’équipe de s’occuper de son fonds Napoléon, riche de 300 boîtes également. Le « monstre » vient ainsi de doubler de volume. « Le 3 mars 2009, nous devions remettre notre première expertise à la Cinémathèque. Avec Laure Marchaut, mon assistante, nous nous sommes rendu compte qu’une des boîtes du CNC avait une codification étrange. En réalité, derrière ce numéro se cachent non pas une mais 179 boîtes. Sur place, nouvelle surprise, le bordereau indique un tout autre chiffre : 487. Toutes ces boîtes avaient été entreposées à la Cinémathèque de Toulouse des années plus tôt par Claude Lafaye, grand amoureux du travail de Gance, pour être sauvées d’une destruction programmée. », explique Georges Mourier. Et voilà comment l’équipe s’est retrouvée avec pas loin de 1 000 boîtes sur les bras.
Version fantôme
Une fois cette somme expertisée, Georges Mourier revient sur les deux versions du film. Celle dite « Opéra », en référence à la première projection parisienne du film, le 7 avril 1927, d’une durée de 3 h 27, comportant les fameux triptyques du film ; et celle baptisée « Apollo » projetée un mois plus tard à des professionnels et des journalistes d’une durée de 9 h 40 mais sans les triptyques. « Jusqu’ici, toutes les restaurations réalisées par Henri Langlois, Marie Epstein, Kevin Brownlow ou Bambi Ballard étaient un mélange de ces deux versions. Aucune n’était donc complètement satisfaisante. Après la projection de la version dite “Apollo”, Gance avait légèrement resserré son montage, qu’il a réduit à un peu plus de 7 h 00, et réintégré les triptyques. Il l’a baptisée “Grande Version”. C’est celle qu’il a vendue à la MGM pour son exploitation internationale et qui fait aujourd’hui référence. » L’expertise réalisée ouvre donc de nouveaux horizons. Du matériel inexploité jusqu’ici va enfin permettre de remettre sur pied cette « Grande Version », mutilée dès son exploitation d’origine (la MGM n’hésitera pas à proposer un film de 1 h 48, dès 1928). Georges Mourier va devoir faire face un autre défi : la reconstruction de ce film fantôme.
Un travail titanesque
Cette reconstruction faite à partir des captures réalisées pendant l’expertise s’étale sur six mois. En juin 2012, un montage basse définition est ainsi réalisé donnant à voir pour la première fois depuis près d’un siècle la « Grande Version ». L’idée d’une restauration est bien sûr envisagée. Mais est-elle techniquement possible ? Et si oui, à quel coût ? Georges Mourier réalise une étude en faisabilité. « Heureusement, le CNC, via la commission d’aide sélective à la numérisation et à la restauration des œuvres du patrimoine cinématographique, a permis de mettre sur les rails ce projet titanesque. » Dès lors, Georges Mourier tente de rapatrier en France tout le matériel disponible à l’étranger. Deux axes dirigent cette restauration : « Il fallait d’abord défragmenter un film explosé façon puzzle à travers le monde et homogénéiser les textures car il n’existe plus de négatif. Nous avancions à tâtons, attendant certaines avancées techniques pour rendre ce travail possible. Un ingénieur a cherché de son côté le meilleur moyen de retrouver le spectre des teintages d’origine... »
Le travail de restauration débute réellement en 2017. Le déménagement des laboratoires Éclair, à la suite de leur rachat par L’Image retrouvée début 2020, oblige Georges Mourier à mettre toutes les bobines du Napoléon en lieu sûr. « Je ne voulais pas que les éléments sources se retrouvent ballottés dans tous les sens. Nous avons donc décidé de tout rapatrier dans les locaux de la Cinémathèque française au Fort de Saint-Cyr. Le transport s’est déroulé quelques jours avant le premier confinement ».
Mise en musique
L’autre pan majeur de la reconstruction du Napoléon d’Abel Gance a porté sur la musique, puisqu’il n’existait pas de partition d’origine. La Cinémathèque française a fait appel au compositeur franco-américain Simon Cloquet-Lafollye qui a relevé un défi colossal : écrire la musique de ce film monument en puisant dans près de trois cents ans de musique pour orchestre qu’il a agencé pour l’occasion. Napoléon est projeté dans sa version inédite depuis l’été 1927 de 7 heures, en deux parties, en ciné-concert, les 4 et 5 juillet 2024 à la Seine Musicale. Cette nouvelle partition est interprétée, pour l’occasion, par l’Orchestre National de France, l’Orchestre Philharmonique, le Chœur et la Maîtrise de Radio France, sous la direction de Frank Strobel. Au programme : des œuvres parmi les plus célèbres, de la Symphonie héroïque de Beethoven à la Marseillaise orchestrée par Berlioz.
« Ce film est d’une jeunesse et d’une modernité incroyables !, s’enthousiasme Georges Mourier. Juste avant sa mort, Georges Sadoul avait écrit : "Certaines séquences ouvrent au langage cinématographique des routes qui ne sont toujours pas explorées.” C’est toujours vrai aujourd’hui. Prenez la façon dont Gance déstructure le récit. Ce film a 100 ans et il va faire battre des cœurs ! ». Georges Mourier aime aussi à rappeler la passion du cinéaste américain Francis Ford Coppola pour Napoléon. L’auteur d’Apocalypse Now en a acheté les droits pour une exploitation internationale et a ainsi permis à son père, le compositeur Carmine Coppola, de signer sa propre partition du film. « En janvier 1980, le cinéaste a loué spécialement le Radio City Music Hall, pour une projection unique. Résultat, 6 000 personnes se sont pressées pour y assister. Pas mal pour un film français muet de 1927 ! »
Avec son Napoléon, Abel Gance voulait « faire du spectateur un acteur ; le mêler à l’action ; l’emporter dans le rythme des images », comme il l’expliquait en 1927. Près de cent ans plus tard, le « monstre » ressuscite avec panache.