Quand Jean Becker décide de revenir au cinéma au milieu des années 70, près de dix ans se sont écoulés depuis son dernier film, Tendre Voyou, en 1966. Un choix totalement assumé : dans trois de ses quatre longs métrages (Un nommé La Rocca, Échappement libre et Tendre Voyou), il avait dirigé Jean-Paul Belmondo et expliquait vouloir se libérer d’un système où son cinéma était uniquement au service du comédien. Pendant toutes ces années, il va travailler pour le petit écran (il réalise la majeure partie des épisodes des Saintes Chéries, triomphe de l’ORTF de la fin des années 60) et signe de nombreux films publicitaires - il remportera même le César de sa catégorie pour le spot Citroën réalisé sur le Clemenceau.
Et puis un jour, enfin le désir de cinéma est revenu. Tout est parti d’un rendez-vous organisé par Serge Silberman. Jean Becker et lui se connaissent depuis des années car Silberman a produit Le Trou, le dernier film de son père, Jacques Becker. Le producteur souhaite lui faire rencontrer l’écrivain Sébastien Japrisot qui, depuis l’adaptation de son premier roman Compartiment tueurs en 1965 par Costa-Gavras, travaille régulièrement pour le cinéma. On lui doit ainsi le scénario du Passager de la pluie de René Clément, et l’adaptation d’Histoire d’O pour Just Jaeckin.
Silberman est certain que ces deux-là sont faits pour s’entendre, et il voit juste. Très vite, Becker et Japrisot essaient de développer un premier projet, puis un deuxième. Sans succès. L’écrivain propose alors une nouvelle idée : l’histoire d’une starlette de village qui mène par le bout du nez un homme tombé amoureux d’elle qui. Becker accroche, mais là encore, l’écriture patine. Le réalisateur suggère alors au romancier d’en faire un livre qu’ensuite ils pourraient adapter. Japrisot refuse avant finalement, sans que Becker le sache, de se mettre à écrire.
Huit mois plus tard, le cinéaste a la surprise de recevoir dans sa boîte aux lettres un roman intitulé L’Été meurtrier, avec ce petit mot : « Salut lâcheur, moi j’ai fait mon boulot : à toi maintenant. » En quelques semaines, le livre devient un immense succès de librairie, qui aiguise dès lors les appétits de nombreux producteurs et réalisateurs. Japrisot va toutes les décliner. Si L’Été meurtrier doit connaître une deuxième vie au cinéma, ce sera sous la direction de Jean Becker et personne d’autre.
Et voilà qui donne naissance, en 1976, à cette intrigue brûlante où, dans un petit village de Provence, la sensuelle et aguicheuse Éliane poursuit une implacable vengeance contre les agresseurs de sa mère des années plus tôt. Becker et Japrisot peinent à réduire le roman et envisagent même deux versions. L’une de quatre heures pour la télévision et l’autre de deux heures pour le cinéma. Mais le cinéaste ne veut pas travailler avec la SFP, donc exit Antenne 2. De son côté, TF1 trouve le film trop violent pour le petit écran. L’Été meurtrier prendra donc vie uniquement sur grand écran.
Pour incarner l’héroïne de son film, Becker n’a qu’un nom en tête : Isabelle Adjani. Il l’approche, mais elle décline car elle est enceinte. Japrisot et Becker décident alors d’attendre que la comédienne soit disponible, mais ils subissent un nouveau refus. Elle leur assure que, bien qu’aimant cette histoire, elle se sent totalement incapable de devenir cette femme irrésistible d’une arrogance incroyable, apte à susciter de l’empathie malgré son côté borderline. Pour Becker, la déception est immense. Il a tellement de mal à passer à autre chose qu’il va auditionner sans succès plus de 300 comédiennes, avant de décider de repousser encore d’un an le tournage.
Il envoie une nouvelle lettre à Isabelle Adjani pour lui demander de reconsidérer sa proposition. Sur le point de partir tourner Antonieta de Carlos Saura au Mexique, la comédienne lui répond qu’elle n’a pas changé d’avis. Alors, le réalisateur reprend les essais et arrête son choix, après avoir envisagé Lio puis Jeanne Mas, sur une toute jeune débutante passée par le cours Florent et que Jean-Marie Poiré vient de diriger dans Les hommes préfèrent les grosses : Valérie Kaprisky.
Et puis, une nuit, à trois heures du matin, son téléphone sonne. Au bout du fil, c’est Adjani, qui s’était envolée pour le Mexique avec le scénario de L’Été meurtrier dans ses bagages. Elle lui explique qu’elle l’a relu et que ce personnage, c’est elle et personne d’autre. Becker s’est engagé moralement envers Valérie Kaprisky mais son désir premier d’Isabelle Adjani est plus fort que tout, y compris la déception immense de Kaprisky. L’actrice lui en voudra un temps, avant d’être propulsée sous les feux de la notoriété avec L’Amour braque et L’Année des méduses.
Pour accompagner Adjani, après que Gérard Depardieu a refusé et après avoir pensé à Patrick Dewaere puis Gérard Lanvin, Becker opte pour Alain Souchon dans le premier rôle masculin. Isabelle Adjani parvient, elle, à faire décaler Mortelle Randonnée de Claude Miller qu’elle devait tourner à son retour du Mexique pour que L’Été meurtrier puisse rentrer dans son planning. Huit jours avant le premier tour de manivelle, tous les feux sont enfin au vert.
Le 11 mai 1983, c’est au Festival de Cannes que le film connaît sa première mondiale. Il repartira bredouille de cette édition où La Ballade de Narayama de Shohei Imamura reçoit la Palme d’or. Mais L’Été meurtrier aura sa revanche aux César 1984 avec quatre trophées sur neuf nominations : montage, actrice dans un second rôle (Suzanne Flon), adaptation (Sébastien Japrisot) et actrice pour Isabelle Adjani. La carrière cinématographique de Jean Becker est relancée de la plus belle des manières. Il faudra pourtant attendre douze ans pour découvrir son film suivant : Élisa, avec Vanessa Paradis et Gérard Depardieu.