L’eau qui boue, le feu qui crépite, les légumes que l’on coupe… Dans La Passion de Dodin Bouffant, prix de la mise en scène à Cannes 2023, le cinéaste français d’origine vietnamienne a chorégraphié un récit où la musique ne passe pas par les notes d’un instrument mais par les sons qui émanent de la cuisine. Toute cette beauté « naturelle », pourtant façonnée par la main de l’homme, Trân Anh Hùng la porte au plus profond de lui-même : « En tant que Vietnamien, j’ai toujours été chassé de la cuisine par ma mère, explique le cinéaste. Je viens d’une famille très modeste. Notre intérieur était fait de toitures en tôle ondulée rouillée, de murs décrépis... La beauté venait exclusivement de la cuisine. Je revois ma mère revenir du marché, déposer sur la table légumes, fruits, poissons… Il y avait aussi ce sol constamment trempé, le feu qui crépitait, les rayons de lumière qui entraient par la toiture… Ma mère qui jetait les herbes aromatiques dans la soupe bouillante... J'ai toujours aimé observer les gens au travail. »
Trân Anh Hùng, dont on découvrait le travail il y a tout juste trente ans avec L’Odeur de la papaye verte, a mis six ans à mettre sur pied La Passion de Dodin Bouffant. Une épopée librement inspirée du roman La vie et la passion de Dodin Bouffant gourmet publié par Marcel Rouff en 1924. Dans son film, Trân Anh Hùng dépeint l’histoire d’un duo, celui du fin gourmet Dodin Bouffant (Benoît Magimel) et de sa cuisinière Eugénie (Juliette Binoche), qui voue à ce dernier une fidélité sans faille et l’aide à concrétiser ses poèmes culinaires. Le cinéaste a fait appel au chef étoilé Pierre Gagnaire qui a mis directement sa science au service du film et a élaboré les nombreuses recettes que préparent les protagonistes. Le film a été tourné dans un vrai château dont la plus grande pièce a été spécialement aménagée pour recréer la cuisine du gastronome incarné par Benoît Magimel.
Trân Anh Hùng a défini sa mise en scène en examinant minutieusement Pierre Gagnaire aux fourneaux. Il a ainsi noté chacun de ses déplacements et définit les futures positions de sa caméra sur le plateau. Le cinéaste a banni au maximum les champs/contrechamps entre les protagonistes, de manière à ne pas créer d’opposition entre eux, de ne pas « induire de conflit psychologique », mais au contraire de créer « une harmonie ». « Je ne veux pas d’une image qui aurait quelque chose à cacher, souligne-t-il. C’est un contrat moral entre le spectateur et moi. Quand un éclairage naturel dissimule des choses, j’essaie toujours de compenser en atténuant le contraste… L’œil du spectateur doit pouvoir circuler au sein d’un cadre mouvant qui dévoile le hors-champ et suivre mes personnages à la recherche d’un espace plus large pour accomplir leurs gestes. »
Éloge du plan-séquence
Aidé du chef opérateur Jonathan Ricquebourg, le cinéaste a fait du plan-séquence la règle afin de ne pas suspendre le moindre geste. Composés à partir d’une caméra semblant flotter dans l’espace à la façon des films de l’Américain Terrence Malick, les gestes cherchent l’envoûtement. Les corps se frôlent dans un ballet continu mais ne se heurtent jamais. Trân Anh Hùng détaille ses intentions : « La seule chose que j’ai demandée à mon chef opérateur était que la peau des interprètes ressorte à l’image... La chair devait être sensible. De la couleur d’un mur à celle d’un costume, rien ne devait atténuer la présence corporelle des interprètes. Le cinéma, ça reste de l’incarnation... »
Le cinéaste a toujours revendiqué dans son œuvre la préméditation dans sa mise en scène, en opposition à toute idée de réalisme qui verrait sa caméra saisir de façon impromptue les faits et gestes de personnages en liberté. Et si, comme il l’affirme, « la mise en scène rend compte des élans du cœur de Dodin Bouffant envers Eugénie », ceux-ci sont avant tout dictés par la raison. La « passion » du titre n’induit donc pas de débordements possibles. « En cuisine, le moindre faux pas peut détruire tout un équilibre, souligne Trân Anh Hung. C’est peut-être ça l’esprit français, une absence d’exubérance et de démonstration afin de trouver la note juste. Avec ce film, j’ai essayé modestement de refléter ce caractère. »
En route pour les Oscars
La Passion de Dodin Bouffant a été sélectionné pour représenter la France aux prochains Oscars. Entre deux voyages à Hollywood pour défendre les chances de son film auprès des membres de l’Académie, Trân Anh Hung précise son rapport « amoureux » à la culture française : « Je suis arrivé en France à l’âge de douze ans où j’ai été placé dans une famille française, plutôt traditionnelle. Les enfants, très bien élevés, jouaient tous d’un instrument de musique, travaillaient bien à l’école. À table, les conversations tournaient autour de la culture, du dernier spectacle, du dernier film… Le plus dur a été d’apprivoiser une langue que je ne maîtrisais pas, en cela, la lecture a été fondamentale. J’apprenais des phrases par cœur, celles dont la formulation me plaisait. Je me souviens par exemple de cette saillie de Montherlant : « Vous n’êtes pas de ceux dont l’estime m’importe… »
La sacralisation du « beau » style, littéraire, mais pas seulement, a directement façonné son identité de cinéaste. « Cette fascination pour le langage spécifique de la littérature a, en effet, rejailli dans mon approche artistique. Travailler un thème ne suffit pas, il faut aussi et surtout élaborer un langage par la mise en scène. » La Passion de Dodin Bouffant revendique dans son esthétique, une exaltation de la forme cinématographique. Trân Anh Hung assume un certain classicisme dans son approche de la mise en scène. « Les membres de l’Académie que j’ai rencontrés lors de mes deux récents voyages à Hollywood, ont parfaitement conscience que l’exigence portée à la mise en scène fait de mon film un objet cinématographique à apprécier dans une salle de cinéma. Le thème de la cuisine les intéresse évidemment beaucoup, mais c’est la façon dont elle est filmée ici qui les a étonnés. »
la passion de dodin bouffant
Écrit et réalisé par Trân Anh Hùng
Avec : Juliette Binoche, Benoît Magimel, Emmanuel Salinger...
Directeur de la photographie : Jonathan Ricquebourg
Montage : Mario Battisel
Directrice artistique : Trân Nu Yên-Khê
Production déléguée : Curiosa Films
Coproduction : France 2 Cinéma, Gaumont
Production étrangère : Umedia
Exportation / Vente internationale : Gaumont
Distribution France : Gaumont
En salles : 8 novembre 2023