Paris, 9e arrondissement. Au dernier étage des locaux historiques de la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques), on discute gameplay, pilier et concept art. C’est ici, dans la maison des auteurs, que se tient la première édition du Game Créalab francophone. Cette déclinaison internationale francophone des résidences de création de jeu vidéo du Game Créalab lancées fin 2023 s’est développée en partenariat avec le CNC (France), le Film Fund Luxembourg (Luxembourg), la SODEC (Québec), la Swiss Arts Council Pro Helvetia (Suisse) et Wallimage (Wallonie).
Pendant douze jours, du 14 au 28 novembre, cinq binômes, composés d’un game designer et d’un directeur artistique, issus de chacun des pays et territoires partenaires de la résidence, planchent sur leur concept de jeu, du scénario au gameplay en passant par son design ou encore son positionnement sur le marché. « Nous accompagnons les auteurs dans la réflexion, l’écriture et la maturation de leurs projets sur les aspects créatifs (histoire, gameplay, direction artistique…), financiers (cible, marché…) et juridiques (pratiques contractuelles), explique la scénariste Catherine Cuenca, qui assure le tutorat des équipes avec le game designer Utku Kaplan. Notre mission est de leur donner les clés nécessaires pour armer leurs projets en vue d’une présentation au marché ».
« Vivre le projet »
Pour candidater à la résidence du Game Créalab francophone, les équipes devaient être issues de studios ou réunies de façon indépendante autour d’un projet original. Les cinq binômes ont été choisis à la suite d’un appel à projets par un comité réunissant les cinq institutions partenaires de l’opération. « Nous accompagnons des projets de jeux très indépendants portés par de jeunes créateurs de toutes petites structures. Certains projets sont au tout début du concept, au stade de l’idée et de l’intention générale, quand d’autres sont plus avancés, quasi prêts à entrer en préproduction », rapporte Catherine Cuenca.
Les Français Delys Gay et Samuel Rivière développent ainsi Redevenir poussière, un jeu d’action d’aventure et d’exploration ; les Suisses Grégory Kneuss et André Neto Da Silva travaillent sur Sang d’encre, un jeu de plateforme en 2D mêlant aventure, réflexion et puzzle ; les Luxembourgeois Jacopo Armani et Valère Lommel planchent sur Moutons déjantés, un jeu coopératif et narratif ; les Québécois Élodie Vasseur et Geoffroy Delorey mettent au point Précieuses, un jeu d’aventure au temps de la Renaissance ; enfin les Wallonnes Margot Delnaye et Zoë Klein élaborent un jeu de course intitulé Coupe Cléo. « À cette étape de la conception, l’équipe est essentielle. Nous regardons si elle est capable de s'approprier le projet, de le "vivre" complètement et de le porter le plus loin possible », remarque Utku Kaplan.
Se démarquer
Ces deux semaines de résidence sont ponctuées de travaux collectifs et personnels, d’exercices d’écriture et de masterclasses en visioconférence, mais également d’échanges avec des éditeurs de jeux afin de bénéficier de leur regard sur le positionnement du projet.
Ce mardi 19 novembre, les équipes reçoivent Sébastien Tasserie, directeur général de NetEase Games Europe. Devant lui, les binômes s’essayent à l’exercice périlleux du pitch dans l’objectif de s’entraîner « à vendre » leur projet. L’occasion aussi de retravailler certains aspects du concept afin de renforcer la cohérence et l’originalité de leurs propositions. « Les retours de Sébastien Tasserie comme ceux de Nicolas Godement (Twin Sails) qui interviendra la semaine prochaine, sont précieux pour faire avancer les projets », confie Catherine Cuenca.
Les premiers pitchs débutent. « Concentrez-vous sur ce que votre jeu apporte de différent par rapport aux titres sur le marché, rappelle Sébastien Tasserie, qui est également membre de la commission du Fonds d’aide au jeu vidéo (FAJV) du CNC. Comment arriver à exister face aux autres ? C’est le défi. Il faut insister sur les USP (Unique Selling Point) – l’élément singulier du jeu, ce qui va accrocher le public, les éditeurs et les financeurs. », ajoute-t-il. De l’univers du projet à son scénario en passant par ses mécaniques, ses personnages ou sa direction artistique, tous les éléments caractéristiques de la phase de conception d’un jeu sont passés au crible. « L’innovation est au cœur du concept. En quoi cette idée qui a germé dans la tête d’un individu ou d’un groupe mérite-t-elle d’être mise sur le marché ? Pourquoi ce jeu doit-il exister ? Va-t-il se démarquer culturellement ou commercialement ?, interroge Sébastien Tasserie. Ces questions doivent être posées dès la phase de conception ».
Se connecter au marché
Savoir positionner son jeu dès la phase de conception est en effet essentiel dans l’environnement hautement concurrentiel du jeu vidéo. « Beaucoup trop de jeux parlent juste d’une envie. Ce n’est pas suffisant dans la phase du marché assez complexe que l’industrie traverse actuellement. Il faut arriver avec des concepts réfléchis. Les éditeurs et les financeurs doivent comprendre votre cible et votre singularité, souligne Sébastien Tasserie qui précise l’importance de trouver l’équilibre adéquat entre l’artistique et le positionnement sur le marché. Les équipes, en particulier en France, ont besoin de ce regard "business" en comparaison aux pays anglo-saxons où cet aspect est davantage pris en compte dès le stade du concept. »
Les pitchs continuent. Sébastien Tasserie rapporte que les usages ne peuvent pas être imposés. « Il est impossible de savoir à l’avance comment le jeu va être joué et être approprié par les joueurs », indique-t-il. Catherine Cuenca rappelle qu’un « bon » concept est aussi un concept réaliste d’un point de vue financier. « Le budget avancé doit être à la hauteur des ambitions du jeu mais aussi des capacités des équipes à lever des financements et à convaincre les financeurs », ajoute-t-elle. « Itérer a un coût. Il faut faire des choix, arriver à définir le sel du jeu et apporter des améliorations à ce niveau-là, poursuit Sébastien Tasserie. En France, mais aussi au Québec, vous avez la chance de pouvoir bénéficier de soutiens financiers pour vous aider à construire votre projet. Mais ne faites pas des jeux pour vous. Pensez à votre audience et à ce qui vous rend unique ».
Penser à la suite
Comme pour les autres résidences développées par le Game Créalab, les frais de déplacement, de logement et de repas des équipes sont intégralement pris en charge. « Les résidences d’écriture existent peu dans le secteur du jeu vidéo à la différence du cinéma et de l’audiovisuel. Pourtant elles apportent énormément, observe Sébastien Tasserie. Prendre le temps d’accompagner des studios sur une durée assez longue, entre une à deux semaines, est précieux pour les équipes ». Le 26 novembre, les binômes seront accueillis au CNC pour une rencontre avec plusieurs professionnels de l’écosystème du jeu vidéo. Ils pitcheront également leurs projets développés durant ces deux semaines de travail et assisteront à la présentation des fonds de soutien de chacun des pays et territoires partenaires de la résidence. En attendant, chaque duo peaufine son concept et travaille également à un guide de développement en vue de la sortie de la résidence. Car Utku Kaplan le rappelle : « Un bon concept ne fait pas toujours un bon jeu. Il faut ensuite en assurer la réalisation ».