Vous venez du secteur du jeu vidéo mobile traditionnel et avez choisi de vous détourner des productions purement divertissantes. Quelles sont les raisons qui ont motivé la création de Tilak Healthcare ?
J’ai cofondé Tilak en 2016 avec le professeur José-Alain Sahel, directeur de l’Institut de la vision et du département ophtalmologie à l’hôpital des Quinze-Vingts. À la base, je ne venais pas du monde de la santé. J’ai travaillé pendant plus de dix ans dans l’univers du jeu vidéo, notamment comme directeur de studio chez Gameloft. J’ai observé l’avènement du jeu mobile depuis 2008 et j’ai compris à quel point ce média était précieux pour divertir et engager les utilisateurs. Quand j’ai rencontré le professeur Sahel, nous avons discuté des problèmes qu’il rencontrait vis-à-vis du suivi de ses patients atteints de troubles de la vision. Nous avons ainsi réfléchi à la création d’un outil qui transmette des données sur la pathologie des patients et qui les divertissent afin de les fidéliser.
Vous avez donc créé Odysight pour aider à soigner les maladies chroniques liées aux yeux. Le jeu est-il disponible pour tout le monde ou son utilisation est-elle restreinte ?
Odysight est disponible sur prescription médicale par un ophtalmologiste.
Même si Odysight est conçu pour les personnes ayant déjà été diagnostiquées, on pourrait éventuellement envisager d’utiliser ce genre d’application à des fins de dépistage. On travaille à rendre le logiciel de plus en plus autonome, mais on privilégie tout de même la relation entre le patient et le médecin, qui le suit et analyse ses données.
Odysight étant sur prescription, comment envisagez-vous sa rentabilité ?
Aujourd’hui l’application est gratuite pour le médecin comme pour le patient. On est en train de chercher à mettre en place un remboursement de la sécurité sociale, car c’est le modèle privilégié en France. Nous avons actuellement un accord de co-promotion avec le groupe pharmaceutique Novartis qui nous permet de poursuivre cette idée.
Le jeu vidéo n’est pas un outil commun dans le secteur médical. Avez-vous réussi à convaincre les spécialistes ou conservent-ils une certaine méfiance à l’égard de ces solutions novatrices ?
Il y a environ 7000 ophtalmologistes en France, dont environ 1500 rétinologues. Parmi ces spécialistes que nous ciblons, environ 300 se sont mis à utiliser l’application. Ils voient en général très vite l’intérêt de ce genre d’outil pour optimiser et personnaliser le parcours de soins. L’enjeu est plus d’adapter l’utilisation de cette application à leurs méthodes de travail. Ils n’ont pas forcément l’habitude de travailler avec des outils digitaux, encore moins avec un jeu vidéo.
La population cible étant plutôt âgée, comment avez-vous envisagé le gameplay pour fidéliser les patients ?
Le jeu mobile était une évidence, car c’est indiscutablement la plateforme la mieux adaptée pour une population plus âgée. Chacun possède un smartphone ou une tablette. On a donc choisi de développer un jeu de puzzle qui vise à recomposer des images en 3D. Ce sont des éléments de gameplay popularisés par des jeux comme Candy Crush et Bejeweled. On a également travaillé avec une orthoptiste et analysé les différentes techniques utilisées pour la rééducation en basse vision. L’avantage du puzzle est qu’il permet de stimuler la mémoire visuelle des joueurs.
Dans une période où la protection des données personnelles prend une place primordiale, comment gérez-vous la récolte de ces paramètres ?
La session type de jeu dure environ dix minutes. À chaque début de session, des tests médicaux sont envoyés en temps réel sur un tableau de bord du médecin. Lorsqu’il y a un changement par rapport aux résultats habituels, une alerte est envoyée au médecin et au patient dans l’optique de prévoir une consultation. Les données sont stockées sur des serveurs agréés de santé et seul le médecin peut y accéder. On se rend compte qu’on récupère près de quinze fois plus de données que dans le parcours traditionnel. Ce sont des informations additionnelles qui permettent d’individualiser les parcours de soins et de mieux estimer la fréquence des consultations. Avant, le médecin disait aux patients de revenir au cabinet lorsqu’ils ressentaient une aggravation mais l’autodiagnostic n’est jamais idéal.
Quelles disciplines médicales pourraient le plus bénéficier de ces nouveaux outils numériques ?
L’ophtalmologie évidemment, mais la réponse la plus évidente serait les neurosciences, notamment le domaine de la psychiatrie. Les solutions médicamenteuses ne sont toujours pas une fin en soi et le jeu vidéo, couplé à l’assistance d’un médecin, pourrait être précieux pour suivre et éventuellement soigner des patients. On est dans une phase de recherche et de développement pour de potentiels nouveaux jeux. On avait notamment testé un jeu pour mieux gérer les addictions et rendre les traitements de réhabilitation plus efficaces, mais cela reste encore au stade d’étude.
Pensez-vous que les plateformes de streaming comme Twitch puissent aider la cause de la médecine ?
Les plateformes comme Twitch ont un pouvoir d’ubiquité. On peut avoir des connaissances sur un sujet de niche et trouver une audience et une résonance importantes. Sur de la psychologie du sport par exemple. Cela n’a pas du tout le même impact de créer un cabinet dans une ville que de diffuser son savoir à des centaines de patients ou de spectateurs. Je trouve qu’ils ont très bien mis en place les systèmes de rémunération pour les créateurs de contenus.