Mesdames les députées européennes,
Madame la Présidente de France télévisions,
Monsieur le Président des EFAD,
Chers Amis,
Le moment est parfait pour évoquer le sujet de la place accordée à l’audiovisuel et au cinéma dans nos politiques européennes.
Au sein de l’UE, nous entrons dans un nouveau cycle, avec un Parlement européen renouvelé – chères Emma Rafowicz et Laurence Farreng – et une équipe de commissaires recomposée.
I. Alors pour lancer votre réflexion, je veux d’abord partager avec vous deux convictions :
I.1. Première de ces convictions : la régulation est plus que jamais indispensable à la vitalité créative et économique de nos secteurs.
Je veux y insister car dans le débat public ambiant, la régulation est parfois opposée à la liberté, celle des créateurs et celle des entrepreneurs.
Mais ici, comme souvent, « l’idéalisme habille la volonté de puissance » (Mémoires de Guerre).
Cette conception repose sur deux postulats qui se renforcent mutuellement.
Premier postulat : la liberté ne pourrait s’épanouir qu’en l’absence d’intervention publique.
Second postulat : certains Etats, vertueux, appliqueraient à la lettre ce credo, tandis que d’autres, pauvres pécheurs, mijoteraient dans l’erreur interventionniste comme les damnés de Jérôme BOSCH dans le tableau de l’Enfer, errant misérablement au milieu de créations démoniaques qui auraient nom « chronologie des médias », « obligations d’investissement » ou « diversité culturelle ».
Or, en vérité, aucun grand pays de cinéma n’adhère à l’un ou l’autre de ces deux articles de foi. Ou, plus exactement, quel que soit leur adhésion affichée, aucun pays n’est en réalité pratiquant. En vérité, tous les grands pays de cinéma sont intervenus et interviennent, sous une forme ou sous une autre, pour soutenir leur création.
Ces pays peuvent soutenir leur création directement, à travers des aides : si la Corée du Sud est devenue le grand pays de cinéma qu’elle est aujourd’hui, c’est grâce à un soutien public très volontariste.
Mais ils peuvent aussi soutenir leur production indirectement.
Les exemples sont légion, je n’en citerai que trois.
Le premier me vient immédiatement en tête puisqu’il a été à l’origine de la création du CNC : c’est le choix stratégique de l’Etat américain de renoncer, après la guerre, à ses créances sur l’Europe en contrepartie d’une ouverture de nos marchés aux films hollywoodiens.
On peut aussi penser – deuxième exemple – aux réductions fiscales, aux crédits d’impôts : stratégie employée dans tous les pays de cinéma, sans exception.
Enfin – troisième exemple – cette intervention peut prendre la forme de législations favorables. Prenons la loi américaine Webb-Pomerene de 1918 : son objet était de créer une exception aux lois antitrust pour l’export, autrement dit de permettre à des cartels de se former dans la mesure où ils agissent hors des frontières des Etats-Unis.
C’est cette loi qui a permis aux géants de l’entertainment de réaliser une entente commerciale pour gérer ensemble la distribution de leurs films à l’étranger pendant plusieurs décennies, jusqu’en 2004. Entente qui aurait été considérée comme anticoncurrentielle sur le marché américain, mais qui était autorisée pour aller conquérir des marchés bien plus petits à l’extérieur.
Sans cette loi, « l’industrie du film américain serait un invalide » – ce n’est pas de moi qui le dit, c’est le légendaire Jack VALENTI himself, qui a défendu ce dispositif avec ardeur lorsqu’il a été remis en cause devant le Congrès au début des années 1980.
On est donc bien loin du « laisser faire » et encore plus de la « libre concurrence ». Mais « La plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas », comme disait Baudelaire.
Il faut donc refuser d’entrer dans ce faux dilemme consistant à opposer intervention de l’Etat et liberté. Car dans le cinéma – art et industrie –, les œuvres sont indissociables des entreprises qui les portent. Ne faisons pas semblant d’admettre qu’elles puissent être créées et circuler dans un vide juridique sidéral, portées par le seul génie de leurs auteurs.
Assumons que ce marché a été, et est encore aujourd’hui, façonné par des États stratèges, donc régulateurs, qui ont parfaitement compris le rôle que joue le cinéma pour leur souveraineté économique, leur souveraineté culturelle et leur pouvoir d’influence.
Et c’est bien pour cette raison que d’aucuns multiplient aujourd’hui les échanges à Bruxelles pour réclamer une dérégulation, voire exprimer publiquement leur désir de voir disparaître l’exception culturelle.
Cette offensive auprès des institutions européennes se double d’un activisme accru envers les différents États membres. En témoignent les recours juridictionnels intentés à l’encontre des dispositifs nationaux de financement du secteur, ou encore les pressions pour écarter l’assujettissement des entreprises extra-UE à des contributions.
Or regardons les choses en face : le cinéma européen ne représente aujourd’hui que 34% des entrées en salles (USA 63%) et 30% des audiences des services de streaming en Europe (USA 61%).
Il est donc clair que pour maintenir voire amplifier la présence d’un imaginaire propre aux citoyens européens, le volontarisme politique est indispensable.
Ainsi, pour prévenir la « monotonisation du monde », comme le disait Stefan ZWEIG, nous devons assumer notre droit à défendre, par la régulation, les équilibres économiques qui rendent la liberté de création effective.
II. 2 Ma seconde conviction, c’est que le combat doit être porté au niveau européen. Ensemble, nous serons bien évidemment plus forts pour porter nos valeurs et poser nos conditions.
Sur le plan créatif, le dialogue européen est depuis longtemps une réalité – on a compté, entre 1950 et 1970, plus de 85 coproductions franco-italiennes par an ! Et par ailleurs, la circulation européenne des œuvres constitue une opportunité déterminante. Pour m’en tenir au cinéma français, plus de la moitié des entrées réalisées par nos films à l’international en 2023 le sont au sein de l’Union européenne.
En revanche, en termes de politique publique, la pertinence de l’échelon européen ne s’est imposée que plus récemment, car la culture n’est pas au cœur des compétences naturelles de l’Union.
Mais pour assurer une circulation plus fluide des œuvres et face à l’émergence de streamers extra-européens à la puissance de frappe inédite, une réponse harmonisée est devenue aussi impérieuse qu’évidente. Bref, dans notre domaine aussi, nécessité a fait loi – ou, plus exactement, nécessité fait directive.
A cet égard, nous ne devons rien considérer comme acquis. A l’orée de cette nouvelle mandature, il nous faut, tous ensemble, convaincre les nouveaux parlementaires européens et les équipes de la Commission que la régulation est la condition sine qua non du maintien d’une industrie locale et, partant, d’un imaginaire propre.
La France en est un très bon exemple : comme vos débats l’ont illustré hier, notre modèle nous a permis de préserver une très grande diversité du tissu de création, d’assurer une part de marché du cinéma national trois fois plus haute que la moyenne européenne, mais aussi d’entretenir une vraie curiosité du public, avec un marché beaucoup moins concentré sur un petit nombre de titres.
Je pense, par exemple, aux 500 000 entrées réalisées en France par le chef d’œuvre de Mohammad Rasoulof, Les Graines du figuier sauvage : une co-production franco-allemande soutenue par l’ACM, sans super héros, sans star des réseaux sociaux, même pas interdite aux - 18 ans !
Pour autant, nous ne pouvons nous contenter de défendre ce modèle en présentant son bilan : il faut que nous dessinions ses perspectives, car une bonne régulation doit évoluer avec les fondamentaux de son secteur et les exigences de son temps.
II. Aussi, j’y viens désormais, quelles priorités doivent guider notre action européenne dans les années à venir ?
Trois axes me paraissent incontournables, et nourriront sûrement les débats de votre table ronde :
II. 1/ Premier sujet : nous devrons saisir l’opportunité que constitue la réouverture, en 2026, des discussions sur la directive SMA, dont la première étape sera son évaluation par la Commission.
Dans le cadre de cet exercice, il sera crucial de préserver la possibilité pour les Etats membres d’assujettir les acteurs qui visent leur territoire à des obligations de financement de la création. Cette faculté consacrée en 2018 a fait la preuve de ses bienfaits.
En France, c’est près d’un milliard d’euros qui ont été investis par les services étrangers de vidéo à la demande par abonnement, en large majorité au profit de la production déléguée indépendante.
Et ces investissements « obligatoires » ont une vraie logique économique pour les plateformes, puisque les œuvres ainsi préfinancées obtiennent de très bons résultats : elles rencontrent leur public, y compris en salles - L’amour Ouf et M. Aznavour, en ce moment en haut de l’affiche, en sont les derniers exemples !
Mais cette réouverture doit être aussi l’occasion d’ajuster le cadre existant.
L’enjeu, c’est de répondre pleinement aux défis en matière de diversité culturelle que posent les plateformes. C’est dans cette perspective que j’ai missionné le conseiller d’État Fabien Raynaud, spécialiste des questions européennes. Le rapport qu’il m’a remis sera mis en ligne ce matin même. Je ne doute pas que vous le lirez intégralement, mais j’insiste d’emblée sur les deux points suivants :
- En premier lieu, ce sont toujours les contenus américains qui sont les plus regardés, en dépit de la bonne mise en œuvre du quota de diffusion d’œuvres européennes.
Le rapport propose plusieurs pistes pour contrebalancer cette tendance. La première est de rehausser ce quota de diffusion. La seconde est de prévoir que ses modalités soient à l’avenir définies par les pays ciblés par les plateformes et non plus par le seul pays où ces plateformes sont établies –souvent le pays le moins-disant.
- En second lieu, le rapport s’interroge sur les conséquences du choix des plateformes de privilégier le modèle de production exécutive.
On comprend l’avantage que nos producteurs peuvent en retirer à court terme, puisqu’il garantit une rémunération significative. Mais le prix à payer est trop élevé et périlleux à plus long terme.
D’abord, ce choix implique un contrôle étendu des commanditaires sur les œuvres et peut donc mener à une uniformisation de la création. C’est particulièrement le cas lorsqu’on vise une audience mondiale.
Ensuite, parce la production exécutive place nos sociétés européennes dans une situation de dépendance économique à long terme : elle ne permet pas aux producteurs de constituer un catalogue, donc des revenus pérennes permettant d’investir dans de nouvelles œuvres.
Enfin, cette dépendance est encore aggravée par l’absence de transparence quant à l’audience des œuvres, qui affaiblit les capacités de négociation des producteurs pour leurs projets ultérieurs.
A l’aune de ces enjeux, il me semble difficilement compréhensible que les productions exécutives des plateformes puissent entrer dans la catégorie d’œuvre européenne, telle que définie actuellement. Et qu’elles bénéficient ainsi des mécanismes de quotas, pourtant créés pour renforcer la diversité culturelle.
Il me paraît donc important :
a) de réfléchir à une redéfinition de l’œuvre européenne, en plaçant au cœur de cette réflexion la question de la production exécutive ;
b) et de garantir la communication gratuite des données d’audience aux producteurs.
L’Union européenne a une devise officielle : « Unie dans la diversité ». Je souhaite qu’elle soit aussi « Unie pour la diversité ».
L’enjeu est de taille : il s’agit tout simplement de préserver nos actifs culturels stratégiques et d’éviter que l’Europe ne devienne le sous-traitant de l’imaginaire des autres.
II.2 Deuxième axe de réflexion pour notre stratégie européenne : faire davantage pour accompagner le secteur face au développement de l’intelligence artificielle et notamment de l’IA générative.
Le récent Règlement sur l’IA est un premier jalon. Sa mise en œuvre sera précisée par le Bureau européen de l’IA à l’issue de travaux de consultation auxquels certains d’entre vous participent.
Mais ce règlement n’épuise pas l’ensemble des questions soulevées par le développement de l’IA dans notre secteur. Je pense bien sûr à la protection du droit d’auteur, à l’évolution de l’emploi et à la répartition de la valeur.
Comme vous le savez, la ministre a lancé deux missions du CSPLA pour approfondir ces sujets. Le CNC participera à ces travaux pour en tirer des propositions d’action concrète à l’échelle européenne.
Cette implication est d’autant plus indispensable que l’IA sera – quoiqu’il arrive – au cœur des priorités de la nouvelle Commission européenne. Sa Présidente a annoncé une stratégie des usages de l’IA, une stratégie de l’UE pour les données et elle a confié au futur Commissaire Glenn MICALLEF, la préparation d’une stratégie européenne de l’IA pour les industries culturelles et créatives.
Aussi, nous devons là encore nous mobiliser pour que ces travaux prennent en compte les besoins spécifiques de l’audiovisuel et du cinéma. C’est à cette condition que le développement de l’IA pourra refléter – plutôt qu’appauvrir – les imaginaires européens et favoriser le rayonnement de nos œuvres.
II.3. Enfin, troisième et dernier axe, l’Union européenne doit préserver l’exclusivité territoriale, qui est le cœur de notre modèle.
La question du géoblocage revient régulièrement sur le devant de la scène européenne, malheureusement sous l’angle à la fois réducteur et idéologique de l’approfondissement du marché unique. Or, qui dit marché unique ne dit pas nécessairement marché uniforme.
La fin du géoblocage entraînerait un déséquilibre sans précédent dans la chaîne de valeur, pour satisfaire une demande en réalité très marginale de la part des citoyens et qui peut être satisfaite par d’autres moyens.
Pour que les œuvres circulent, encore faut-il qu’elles existent ; or le géoblocage est un atout décisif pour leur financement.
Mais le combat pour la territorialité des droits doit aller de pair avec une politique plus volontariste pour la circulation des œuvres.
C’est tout le sens du plan diffusion que le CNC déploie ces derniers mois, qui vise à améliorer la visibilité à nos œuvres sur tout le territoire national et auprès du plus large public.
Sur ce sujet aussi, en complément des efforts des États membres, l’UE a un rôle essentiel à jouer. En particulier, le programme MEDIA doit davantage faire connaître l’offre légale, soutenir les festivals, la distribution, investir dans la numérisation et la traduction des œuvres.
L’évaluation du programme MEDIA actuel sera rendue publique en 2025. Elle préfigurera les propositions que la Commission présentera pour le cadre financier 2028-2034. Nous y serons très attentifs.
En conclusion, je voudrais seulement dire que l’Europe est un projet en perpétuelle évolution : c’est une conversation permanente à 27.
Cette conversation européenne doit nous conduire à questionner sans relâche le modèle de régulation existant, son efficacité, et, partant, sa légitimité. C’est à l’issue d’un débat démocratique que nous pourrons utilement l’adapter afin de renforcer la diversité culturelle.
Cette Europe de l’audiovisuel et du cinéma, nous la construirons ensemble, avec vous et avec nos partenaires des autres pays européens. A cet égard, je me réjouis de la collaboration que nous menons au quotidien dans le cadre de l’association des EFAD. Elle est notre lieu d’échange et de partage, notre maison commune, grâce à laquelle nous pourrons porter haut les couleurs de l’exception culturelle européenne.
Je vous remercie.