Avez-vous instantanément vu dans le livre du journaliste Fabrice Arfi, D’argent et de sang, la matière d’un récit au long cours ?
Xavier Giannoli : Ce qui m’intéresse avant tout, c’est l’étude des caractères, en tant que produits d’une histoire et d’une époque. Dans D’argent et de sang, il y a énormément de personnages, même s’il y en a un principal qui est l’enquêteur, joué par Vincent Lindon. J’ai très vite compris que l’exploration de la complexité de tous ces personnages relevait de la fresque. Ma seule réticence à l’idée de réaliser une série – même si je sais qu’il y a plusieurs types de séries, comme il y a plusieurs types films – était le formatage. Je ne voulais pas que le format de la série m’impose une façon de raconter l’histoire. La chaîne Canal+ m’a immédiatement rassuré. Au contraire, ils souhaitaient que j’essaye de renouveler le genre. D’envisager cette série comme un film.
C’est une forme et une pratique de plus en plus répandues : des cinéastes qui signent eux-mêmes tous les épisodes d’une série de dix, douze, voire dix-huit heures…
S’il existait des films de onze ou douze heures, j’aurais fait ce film-là. Je n’ai d’ailleurs pensé qu’au cinéma, du scénario au montage. Pour moi, D’argent et de sang est une façon de continuer mon travail de cinéma. Je suis passionné toujours par les mêmes aspects : la caméra, la mise en scène, le récit, le montage, la musique, les couleurs. Et cette question : comment est-ce que le travail cinématographique peut exprimer à la fois des personnages et une société ?
L’ajout majeur dans la série réside dans le personnage de l’enquêteur… Comment l’avez-vous imaginé ?
En effet, il n’existe pas dans le livre. Après L’Apparition, j’avais envie de retravailler avec Vincent Lindon. Ce désir m’a donné l’idée de ce personnage. Nous en avons parlé ensemble. La série exprime aussi sa colère, qui est sans doute celle de nombreuses personnes quand elles constatent l’impunité, la gabegie d’argent, l’hypocrisie politique… Vincent Lindon est fait de cela. Il a insufflé au personnage toute son énergie et son regard personnel sur le monde.
Le « formatage » d’une série, ce sont par exemple les cliffhangers qui incitent le spectateur à revenir pour l'épisode suivant. Or, il en existe quand même dans D'argent et de sang...
Ce n’était pas la peine qu’on me dise de mettre des cliffhangers, parce que dans cette histoire, des cliffhangers, il y en a tout le temps ! Il nous est arrivé parfois de changer la structure des épisodes. Le début de l’épisode 8 devenait par exemple la fin de l’épisode 7. Mais ce travail était fait en harmonie, en discutant avec le département Création Originale de Canal+. La structure a bougé jusqu’au dernier moment. L’histoire est racontée à travers les souvenirs du personnage de l’enquêteur. Et l’interrogatoire où Vincent Lindon retrace l’affaire a été tourné presque un an après le tournage du reste de la série. Une façon de reconstruire l’histoire, de créer une distance par rapport aux images déjà tournées. Ce choix s’est imposé à nous dès le départ et nous a aidés à restructurer le récit.
Comment avez-vous justement abordé ce récit ?
On a d’abord envisagé huit épisodes parce que cela nous semblait être le bon format. Mais au fur et à mesure que les personnages se développaient, au fur et à mesure d’un travail d’écriture qui a duré très longtemps, on s’est rendu compte qu’on pouvait faire plus long. J’avais pensé un moment pouvoir réaliser, comme Olivier Assayas avec Carlos, des épisodes plus longs que d’autres. Mais finalement, tout a été ramené à des épisodes des 52 minutes. Le montage a également été un moment d’écriture. Je travaille tout le temps de cette manière. D’autant plus qu’il y a dans cette histoire de nombreuses temporalités qui se mélangent. L’enquête brasse beaucoup d’informations. Le récit était sans arrêt en devenir. C’était à la fois très structuré, très précis, avec toutes les étapes de l’enquête et, parfois, une scène de vie, qui n’était pas prévue, s’imposait. J’aime beaucoup cette vibration dans une série comme The Wire, qui est le contraire absolu du formatage. Il y a donc toujours ce mouvement entre quelque chose de très construit et une recherche avec les acteurs sur le plateau, puis avec les monteurs, pour trouver la bonne tension, le bon rythme. Mon obsession, c’était cela : la tension et le rythme. Il fallait essayer de comprendre : comment des petits voyous de Belleville avaient-ils pu voler des milliards à l’État ? Une phrase clé de l’affaire pour moi, c’est quelqu’un qui a dit : « Tout est allé trop vite. » Et c’est vrai que cela a duré seulement six mois ! Ce « tout est allé trop vite » est devenu un principe de récit et de mise en scène. Cet emballement, cette tension, cette obsession vont aussi avec le rythme de Vincent Lindon. C’est un acteur qui va vite, Vincent Lindon.
Paradoxalement, cette durée-fleuve et le fait que certaines images reviennent en boucle au fil du récit, donnent une forme de pesanteur, de profondeur à l’enquête obsessionnelle du personnage joué par Vincent Lindon…
C’est vrai. Je suis passionné par le montage depuis mes premiers courts métrages. C’est un art extraordinaire du cinéma. De nombreux cinéastes que j’admire sont de grands monteurs avec un instinct de l’ellipse, de l’électricité entre deux valeurs de plan. Ici, il s’agit d’une enquête, donc le personnage rassemble en permanence tout un tas d’éléments dans son esprit. J’ai pensé au travail de Steven Soderbergh, à celui d’Alain Resnais sur Muriel ou le temps d’un retour, ou encore à JFK d’Oliver Stone, qui propose un travail de montage extraordinaire, totalement avant-gardiste. Ce qui m’intéressait, c’était de faire se rencontrer les images, les moments, les espaces et les rythmes pour essayer de comprendre le fond de cette histoire invraisemblable. Finalement les enquêteurs font du montage. Ils cherchent un récit.
D’ailleurs, la séquence où Vincent Lindon tente devant son tableau de démêler l’affaire, de relier les points entre eux, peut faire penser à un metteur en scène face à une masse d’images à ordonner…
Ce qui est amusant avec ce tableau, c’est qu’au départ il est très technique. Il fait le lien entre des sociétés-écrans et des personnages, il tente d’expliquer comment l’argent sale circule d’une société à l’autre etc. Mais au fur et à mesure de l’enquête, il devient de plus en plus fou ! J’ai montré des toiles de Cy Twombly et de Jean-Michel Basquiat au décorateur pour qu’il s’en inspire. Il m’intéressait de dire que derrière cette enquête qui requiert une certaine technicité, tout se perd petit à petit dans des passions humaines qui ont à voir avec l’obsession et le chaos. Le tableau de l’enquête exprime cette idée. Il commence comme quelque chose qui ordonne et qui précise, et finit par être l’expression du chaos à la fois humain, politique et moral de l’histoire. C’était un élément de mise en scène très amusant pour moi.
Avez-vous aussi l’ambition, quand vous faites une œuvre comme celle-ci, d’ordonner le chaos du monde ? De lui donner un sens ?
Le titre de travail de la série, pendant un moment, a été Tikkoun. Le « tikkoun olam », dans la pensée hébraïque, c’est cette idée – pour le dire simplement et rapidement – que Dieu n’a pas terminé le monde et que c’est la responsabilité des hommes et des femmes de le terminer et de l’améliorer. C’est donc une parole religieuse qui a une dimension sociale. À travers le personnage de mon enquêteur, ce que j’exprime, c’est à la fois une forme de fascination pour la décadence à laquelle il assiste, et une indignation. Cette indignation s’appuie d’abord sur le Code pénal, parce que cet homme est un technicien de l’enquête, un magistrat, puis elle prend une dimension sociale, morale et enfin religieuse. L’enquêteur interroge le spectre de l’indignation. Il est en quête de valeurs. C’est ce qui m’intéresse dans ce personnage : son enquête finit par devenir une quête. Une quête de sens face à ce déchaînement de violence, de fric, de consumérisme, cette folie de la financiarisation du monde et de la cupidité qui dévore nos sociétés. Je précise que je suis tout sauf un antilibéral ! Le libéralisme peut être une façon de créer des richesses, à condition d’être encadré par un certain nombre de lois que l’on respecte et une morale à laquelle on se contraint. Je veux croire à la liberté.
Au moment de la conception et de l’écriture, avez-vous beaucoup échangé avec Fabrice Arfi ? Vous êtes-vous livré vous-même à un travail de recherche, un travail documentaire, journalistique ?
Fabrice Arfi a fait un travail d’enquête, en explorant le réel avec les moyens d’investigation d’un journaliste. Moi, j’ai fait un travail de romancier, de cinéaste. Mon moyen, c’est la fiction. Si j’avais voulu faire un documentaire, j’aurais fait un documentaire. Ce qui m’intéresse, c’est la fiction en tant que moyen d’aller chercher des vérités humaines, la vérité d’un certain état du monde et des sociétés modernes. Le livre de Fabrice Arfi était déjà très riche, très romanesque. Attention, ce n’est pas une façon de dire qu’il romançait ! C’est un journaliste très rigoureux. Mais on voyait déjà qu’il y avait une promesse de romanesque. Nous avons eu des conversations – où l’on n’était d’ailleurs souvent pas d’accord ! – à propos de la financiarisation du monde, du rapport que l’argent peut avoir avec le bien et le mal, de la résonance sociale de ces questions. J’ai ensuite travaillé à structurer les épisodes avec Jean-Baptiste Delafon. Ensuite, il y a un travail de recherche nécessaire, que je fais à chaque film, où je me suis posé des questions comme : à quoi ressemble un service d’enquête ? Comment le filmer de façon originale ? Que veut dire concrètement débarquer dans une grande banque hongkongaise ? Il faut réfléchir aussi à la manière de faire vivre des appartements luxueux du 16? arrondissement de Paris et des épiceries de Belleville. C’est là où le cinéma a quelque chose à voir avec l’enquête, quand il s’agit d’enraciner le récit dans une impression de vérité à travers les décors, les costumes, la façon de parler, le corps des acteurs. Mais c’est tout. Encore une fois : je ne suis pas journaliste. Fabrice Arfi est un journaliste qui cherche le réel, moi je suis un cinéaste qui cherche le roman. Et je ne suis pas juge d’instruction non plus. La réalité de cette affaire est extraordinairement complexe, l’instruction d’enquête doit peser cinquante tonnes ! J’ai créé une fiction où j’explore les thèmes qui me semblent traverser cette histoire.
D’argent et de sang
Une série de Xavier Giannoli en 12 épisodes
Écrite par Xavier Giannoli et Jean-Baptiste Delafon
Avec Vincent Lindon, Niels Schneider, Ramzy Bedia…
Produite par Curiosa Films
Ventes internationales : Studio Canal
Sur Canal+ et MyCanal à partir du 16 octobre 2023
Soutien du CNC : Fonds de soutien audiovisuel (FSA)