Comment est né le documentaire La Musique sourde ?
Maud Huynh : Daniela Lanzuisi m’a parlé du projet alors que nous terminions son précédent film, Au cœur de l’annonce, un film tourné à l’hôpital de la Timone à Marseille qui s’intéressait aux formations d’annonces de diagnostic graves prévues pour les internes. Nous étions en postproduction lorsque j’ai découvert l’appel à projets du CNC, « Les Uns et les Autres ». Nous avons immédiatement reparlé de cette idée que Daniela m’avait proposée sur le rapport entre musique et surdité. L’appel à projets nous a poussés à accélérer les choses. Au fond, ce fut sans doute la première reconnaissance du sujet, sa première « validation », et de fait, le premier financement que nous avons obtenu. À l’époque, le film s’appelait Alexandre et l’Orchestre des Colibris et nous étions loin d’imaginer ce qui allait se passer.
Concrètement, de quoi parle La Musique sourde ?
Daniela vit à Marseille et sa fille suit des cours au conservatoire. C’est là qu’elle a rencontré Frédéric Isoletta, pianiste et chef d’orchestre, qui lui a parlé de son désir de créer un orchestre pouvant accueillir des enfants sourds. Le fils unique de Frédéric, Alexandre, est sourd profond. Il a été appareillé à l’âge de 18 mois avec un implant cochléaire qui restitue une forme d’écoute. C’est un dispositif médical très lourd, qui demande beaucoup de rééducation et l’aide de différents orthophonistes. Mais ça marche. Frédéric a constaté que, spontanément, après avoir été implanté, son fils a voulu jouer du violoncelle. Cette pratique instrumentale lui a permis de développer ses capacités langagières. À partir de là, Frédéric a effectué des recherches auprès de scientifiques, de spécialistes, et il s’est mis en lien avec le conservatoire ainsi qu’avec Mikhael Piccone, le fondateur de CALMS (Collectif des Artistes lyriques et Musiciens pour la Solidarité), une association de chanteurs lyriques. Ensemble, ils ont fini par monter l’Orchestre des Colibris, premier orchestre mixte incluant des enfants sourds, des enfants entendants et des musiciens professionnels. Daniela, qui a vécu cela de près, a très vite voulu filmer cette histoire. Et c’est grâce à l’appel à projets du CNC obtenu en 2023 que nous avons pu commencer à faire des repérages pour suivre l’élaboration de l’orchestre.
Le film et l’orchestre sont donc nés quasiment en même temps ?
Oui, au départ, nous avons suivi trois enfants : Evan, Léandre et Alexandre. Ainsi que la mise en place de cet ensemble musical. Daniela est depuis des années sensible au monde des sourds et elle voulait inclure à la fois des enfants sourds implantés et des enfants sourds signants. C’est ainsi que nous avons contacté Malvina Pastor, née demi-sourde, musicienne professionnelle et pédagogue thérapeute. Avec le CALMS et l’Orchestre des Colibris, Malvina a monté un projet de chansigne [forme d'expression artistique qui consiste à s'exprimer en langue des signes au rythme de la musique – ndlr] de La Marseillaise avec les enfants de l’IRS, l’Institut régional des Sourds de Provence. La Musique sourde c’est cela : le projet synchrone de l’orchestre et du film ainsi que la participation de Malvina qui permettait d’inclure des enfants signants dans cette aventure. Le film possède une dimension politique dans le sens « citoyen ». L’idée de faire chanter La Marseillaise aux enfants sourds est d’abord liée aux Jeux olympiques qui se sont préparés pendant notre tournage. Et puis, progressivement, nous avons aussi cherché à ce que ces enfants puissent, en tant que jeunes citoyens, comprendre ce que signifie notre hymne national.
Concrètement, comment se déroule un tournage avec des personnes porteuses de handicap de cette nature ? En quoi nécessite-t-il un encadrement particulier ?
Comme nous étions en partenariat avec l’IRS, les enseignantes de l’Institut ont évidemment participé au projet. Les enfants oralisants évoluent en milieu scolaire entendant, donc pour eux il n’y avait aucun dispositif particulier. Pour les enfants de l’IRS, ce sont leurs enseignantes qui traduisaient en langue des signes les paroles, et qui ont aidé à réécrire les chansignes. En plus de Malvina Pastor, coordinatrice du projet, la cheffe opératrice Olga Widmer qui travaille sur le film est elle-même sourde de l’oreille gauche. Elle avait travaillé avec Daniela, la réalisatrice, sur d’autres films. C’est cette dernière qui m’a parlé d’elle. Olga est donc arrivée tout naturellement sur le projet.
Au cœur du film, il y a cette idée contre-intuitive : les personnes sourdes peuvent faire de la musique.
Oui ! J’avoue que j’ai découvert beaucoup de choses sur le monde de la surdité. Pour être tout à fait juste, il y a eu un élément accélérateur. En décembre 2023, un colloque a eu lieu à la Philharmonie de Paris : « Au-delà du son : surdités et expériences musicales ». Pour la première fois, ce colloque rassemblait de nombreux partenaires qui d’ordinaire échangent peu ou trop rarement leurs expériences sur le sujet. S’y sont côtoyés des enseignants, des scientifiques, des musiciens, des personnes sourdes – de naissance ou devenues sourdes au cours de leur vie –, des personnes implantées et non implantées, signantes ou non signantes. Ce fut un moment fédérateur, réunissant des personnes d’horizons très divers. D’une certaine manière, notre film est un peu la prolongation de ce colloque : Frédéric Isoletta qui est musicien a pu s’appuyer sur le conservatoire et sur l’équipe de CALMS, mais aussi sur l’apport de scientifiques comme Daniele Schön. Il a écrit des partitions en se basant sur la science, notamment pour savoir quels sons privilégier pour les enfants sourds, quelles tessitures, à quelle hauteur... Ensuite, est arrivée Malvina Pastor qui était, elle, dans une démarche beaucoup plus sensorielle. Sa pédagogie est beaucoup moins académique que celle du conservatoire et elle se fonde davantage sur le ressenti, les vibrations, l’aspect très physique du son. Elle travaille à partir des sensations. Avec les enfants implantés, en les faisant sortir de la partition pour qu’ils improvisent, mais aussi avec les enfants signants de l’IRS en leur faisant pratiquer le chansigne, et en les incluant dans le projet. Elle le dit dans le film : « Il faut que ce chansigne soit le vôtre. »
L’inclusivité est-elle une valeur essentielle de votre société Drôle de trame ?
L’équipe de Drôle de trame est quasi exclusivement féminine. Par nature, nous sommes très attentifs aux pratiques écologiques et responsables, à l’égalité hommes-femmes dans les entreprises… C’est une philosophie. En tant que productrice, je m’intéresse aux sujets de sociétés. La différence, l’exclusion me touchent particulièrement. Quand Daniela est venue me parler de cet orchestre, je savais instinctivement que c’était un sujet pour Drôle de trame.
La Musique sourde
Réalisé par Daniela Lanzuisi
Produit par Maud Huynh (Drôle de trame)
Disponible sur la plateforme France.tv
Soutien du CNC : Appel à projets « Les Uns et les Autres » – Soutien à l’insertion des professionnels du cinéma et de l’audiovisuel en situation de handicap