Voyager dans la filmographie d’Alain Delon a de quoi étourdir le plus érudit des cinéphiles. On y croise des cinéastes de l’envergure de René Clément, Henri Verneuil, Jean-Pierre Melville, Joseph Losey, des partenaires de la trempe de Jean Gabin, Burt Lancaster, Romy Schneider, Simone Signoret, Claudia Cardinale… Des collaborations prestigieuses, des films multi-primés devenus des grands classiques du cinéma, et des personnages inoubliables, qui font d’Alain Delon un acteur respecté par ses pairs et admiré par le public.
Usurpateur au charme vénéneux (Plein Soleil, d’Henri Verneuil) ou boxeur au cœur tendre (Rocco et ses frères, de Luchino Visconti), tantôt bagnard en cavale épris d’une vieille paysanne (La Veuve Couderc de Pierre Granier-Deferre), tueur à gages mutique (Le Samouaï de Jean-Pierre Melville) ou bien marchand d’art peu scrupuleux (Monsieur Klein de Joseph Losey), l’acteur capte la caméra par sa seule prestance, incarnant chacun de ses rôles avec une rare intensité de jeu.
D’Yves Allégret à René Clément
Né en 1935 à Sceaux, Alain Delon passe son enfance entre les foyers et les pensions suite au divorce de ses parents. Après un CAP de charcutier, obtenu sans grande conviction, le jeune homme, âgé de 17 ans, s’engage dans la marine et part en Indochine.
De retour à Paris en 1956, il enchaîne les petits boulots, côtoie le milieu de la pègre, et rencontre, par un heureux hasard, Yves Allégret. Séduit par la spontanéité du jeune homme à la beauté ravageuse, le réalisateur l’engage pour jouer dans Quand la femme s’en mêle, un film policier avec Edwige Feuillère et Bernard Blier, qui prennent le jeune Delon sous leurs ailes.
« Je me souviens qu’au début du tournage, Yves Allégret me dit : « Ecoute-moi bien : ne joue pas, je veux que tu vives. Sois toi. Regarde comme tu regardes. Bouge comme tu bouges. Parle comme tu parles, c’est toi que je veux voir, ne joue pas. » Cette phrase m’a marqué, toute ma vie, toute ma carrière. J’ai toujours vécu, je n’ai jamais joué » raconte-t-il au cours d’une interview pour le journal Le Monde.
Le jeune acteur convainc au point qu’Yves Allégret le recommande à son frère, Marc, qui s’apprête à tourner Sois belle et tais-toi, avec un autre débutant, Jean-Paul Belmondo. Peu à peu, Alain Delon s’impose dans le paysage cinématographique. Mais les seconds rôles ne lui suffisent pas.
Plein Soleil
Lorsque René Clément lui propose de jouer dans son nouveau film, l’acteur, déterminé et opiniâtre, parvient à persuader le réalisateur de lui confier le premier rôle : celui de Tom Ripley, imposteur au charme incendiaire, initialement promis à Jacques Charrier (et finalement campé par Maurice Ronet). « J’ai dit à René Clément que je voulais être Ripley, se souvient-il. Les frères Hakim, producteurs du film, étaient estomaqués. Ils m’ont demandé : “ Vous êtes qui pour dire que vous voulez un rôle et pas l’autre ? Vous parlez à M. Clément ! ” Au fond du salon, il y a Bella, son épouse, qui lance : “ Réné, chéri ! Lé pétit a raison ! ” Point final. Mon personnage était pour moi. »
Alain Delon, 23 ans, crève l’écran. Inspiré du roman de Patricia Highsmith, Plein soleil sort en 1960, connaît un succès mondial et révèle tout le talent de l’acteur, magnétique et insondable. La légende Delon commence alors.
L’ère Visconti
La dualité d’Alain Delon, à la fois voyou et séducteur, interpelle Luchino Visconti, qui décèle un mélange de fougue et de fragilité propice au rôle du boxeur, candide et magnanime de Rocco et ses frères (1960). « Alain a quelque chose qui n'est qu'à lui, outre sa séduction fulgurante. Quelque chose de l’ordre de la mélancolie », observe le cinéaste.
Dans cette histoire de famille aux destins tragiques, métaphore d'une Italie en pleine mutation, l’acteur interprète un homme bon mais tourmenté, un vainqueur amer qui se sent coupable, se déteste et se punit. Aux côtés d’Annie Girardot et de Roger Hanin, Delon surprend, fascine, bouleverse et assoit sa réputation sur la scène internationale.
Subjugué par l’autorité naturelle, la culture et la sophistication de Visconti, en qui il voit un nouveau mentor, le jeune acteur se révèle travailleur, assidu, rigoureux. Des qualités qu’apprécie le « maestro », qui confie à son protégé un nouveau rôle d’envergure : celui de Tancrède, jeune aristocrate séduisant et calculateur. Fresque historique, Le Guépard considéré aujourd’hui encore comme un chef-d’œuvre, met en scène le déclin de l’aristocratie au moment de la réunification de l’Italie. Delon y donne la réplique à Burt Lancaster, magistral prince Salina, et à la jeune Claudia Cardinale, future épouse de Tancrède, issue de la bourgeoisie. Une distribution d’exception, une fable politique lyrique et majestueuse, la mélodie mélancolique signée Nino Rota… et une œuvre couronnée d’une Palme d’or au Festival de Cannes en 1963.
Entre temps, l’acteur se distingue chez Michelangelo Antonioni dansL'Eclipse (1962), et retrouve René Clément sur le tournage de Quelle joie de vivre (1961), l’une des rares comédies dans la filmographie de l’acteur. Ils collaborent à nouveau en 1964 sur Les Félins et l’année suivante sur Paris brûle-t-il, une épopée monumentale sur la libération de Paris avec une distribution prestigieuse (Jean-Paul Belmondo, Yves Montand, Simone Signoret, Kirk Douglas…).
Romy Schneider
C’est en 1958, sur le tournage de Christine, une romance de Pierre Gaspard-Huit, que Delon donne la réplique pour la première fois à Romy Schneider. La réalité rattrape la fiction : le couple se fiance, se sépare six ans plus tard, puis se retrouve l’été 68 à Ramatuelle, devant la caméra de Jacques Deray. Alors que l’actrice est au creux de la vague, Delon l’impose auprès du cinéaste pour interpréter sa compagne dans ce drame où la tension va crescendo. Sensuel et envoûtant, La Piscine séduit plus de trois millions de spectateurs, fascinés par le magnétisme et la complicité évidente des anciens amants. Le film relance la carrière de l’actrice, qui retrouve son partenaire privilégié en 1971, dans L’Assassinat de Trotsky, de Joseph Losey avec Richard Burton.
De Verneuil à Melville
Sa carrière en pleine ascension, Alain Delon développe une exigence artistique qui lui permet de ne tourner qu’avec les plus grands. En 1962, il donne la réplique à Jean Gabin dans Mélodie en sous-sol, un polar d’Henri Verneuil. Il y incarne Francis Verlot, un jeune malfrat embauché par un voleur de haut vol pour son dernier coup. Le film remporte un franc succès et reçoit le Golden Globe du meilleur film en langue étrangère.
Alain Delon voue admiration et respect envers Jean Gabin, le « patron », qui reconnaît à l’issue du tournage : « Non seulement Delon en a dans le ventre, mais il est un authentique professionnel. » Cette « caution Gabin » est une reconnaissance de poids pour l’acteur. Les partenaires se retrouvent six ans plus tard pour un autre grand film d’Henri Verneuil : Le Clan des Siciliens, avec Lino Ventura, puis en 1973 dans Deux hommes dans la ville de José Giovanni (1973).
Cette époque est marquée par une autre rencontre décisive : Jean-Pierre Melville. Dans Le Samouraï (1967), Alain Delon interprète un tueur à gages taiseux et hiératique, un rôle taillé sur mesure. « Ce film ressemble tellement à Delon : rôle muet, complètement narcissique, où il ne se passe pratiquement rien, Delon reste une heure devant sa glace à rectifier la position de son chapeau ! Ça avait un charme fou, c’était un film fascinant. C’était une analyse extraordinaire de ces deux hommes, un portrait Melville - Delon formidable » estime Bertrand Blier, qui le dirige plus tard dans Notre histoire, aux côtés de Nathalie Baye, pour lequel Alain Delon obtient le César du Meilleur acteur en 1985.
Comme avec Clément et Visconti, une relation de maître et de disciple se noue entre le cinéaste et l’acteur. Melville se souvient dans un entretien accordé à Rui Nogueira : « Sur le tournage, nous nous adressâmes très peu la parole. Trop occupés à nous déchiffrer. Il y avait pourtant avant chaque scène de courtes conversations à voix basse, dont je me rappelle la musique et la magie. Nous avions l’attente, la complicité mystérieuse. Ce sont des bonheurs rares pour un metteur en scène comme pour un acteur. »
Ainsi débute leur collaboration, qui se poursuit jusque dans le milieu des années 1970, avec Le Cercle rouge, dans lequel il campe un truand marseillais face à Yves Montand et André Bourvil, et Un Flic (1972), le dernier film du cinéaste, où l’acteur incarne un inspecteur de police morose, aux côtés de Catherine Deneuve.
Delon producteur
Après une première expérience dans la production en 1964 avec L’Insoumis, d’Alain Cavalier – dans lequel l’acteur joue un déserteur pendant la guerre d’Algérie -, Alain Delon fonde sa propre société, Adel productions, en 1968. Il explique : « J’avais besoin de créer, besoin de faire, mais ce que je voulais, surtout, c’était être le patron et décider de ce que j’allais faire. En étant producteur, je choisissais mes auteurs, mes metteurs en scène, mes acteurs. Je choisissais tout. Je ne suis pas auteur, ni écrivain, c’est comme ça que je compensais, en optant pour des textes de qualité. J’ai produit 27 films si je me souviens bien, parmi lesquels La Piscine, Mort d’un pourri de Georges Lautner ou encore et L’homme pressé d’Edouard Molinaro. Ce n’est pas rien ! »
Autre succès populaire dans lequel l’acteur et désormais producteur s’illustre : Borsalino. C’est en lisant Bandits à Marseille, un livre d'Eugène Saccomano sur le gangstérisme de la cité phocéenne dans les années 30 que l’idée du film vient à Alain Delon. Il en confie le scénario à Jean Cau, Claude Sautet et Jean-Claude Carrière et la réalisation à Jacques Deray. L’histoire est celle de deux malfrats dans le Marseille des années folles. Dans le rôle de ces truands décidés à conquérir la ville, Alain Delon et Jean-Paul Belmondo, les « frères-ennemis ».
L’acteur raconte : « Nous avons toujours été amis et rivaux. Mais nous ne nous sommes jamais quittés. Heureusement qu’il était là. Ni l’un ni l’autre n’aurait fait la même carrière sans l’autre. Il y avait une compétition mais aussi une sorte de stimulation entre nous. C’est moi qui ai voulu qu’il soit là dans Borsalino et je ne l’ai jamais regretté. » Malgré une brouille pour une question de présence sur l’affiche – qui se finit devant les tribunaux –, l’estime que ces deux légendes se portent reste intacte.
Succès populaires et cinéma d’auteur
Acteur intuitif, Alain Delon fonctionne au coup de cœur et à l’histoire – un principe qu’aimait répéter Jean Gabin, l’un de ses modèles : « Pour faire du cinéma, il faut trois choses : primo, une bonne histoire, secundo une bonne histoire, et tertio une bonne histoire. »
Les collaborations fructueuses se multiplient. Qu’il s’agisse de La Veuve Couderc de Pierre Granier-Deferre (1971) et des Granges Brûlées de Jean Chapot (1973) avec Simone Singoret, de Soleil rouge de Terence Young, avec Charles Bronson (1971), ou encore de Zorro de Duccio Tessari, l’acteur aborde avec la même aisance cinéma d’auteur et cinéma populaire, le drame psychologique et le polar, le western et le film de cape et d’épée.
Monsieur Klein
Ses succès lui permettent d’entreprendre des projets plus risqués. Tel est le cas avec Monsieur Klein (1976), film aux trois César de Joseph Losey, où il trouve un autre de ses plus grands rôles : celui d’un marchand d’art sous l’Occupation achetant à vil prix les tableaux de Français juifs aux abois.
Lorsque le producteur Norbert Saada lui apporte le scénario de Franco Solinas, Alain Delon accepte aussitôt. Le projet lui tient à cœur, à tel point qu’il en est non seulement la tête d’affiche mais aussi le coproducteur. « La question de la collaboration et la rafle du Vel’ d’hiv est un tabou, une tragédie. Personne ne veut alors de ce film, et moi je le veux tellement que je le produis. Puis je propose à Joseph Losey de le mettre en scène. Et on le fait ! Il y a tellement de choses de moi dans ce film… Mon amour des tableaux, ce rapport ambigu avec les gens, cette espèce de jeu où je suis Monsieur Klein sans savoir pourquoi. Etre et ne pas vouloir être, tout en l’étant… Comme pour toute ma carrière d’acteur, dès l’instant où je fais Monsieur Klein, je vis Monsieur Klein, je ne joue pas. C’est mon devoir d’homme de vivre ce rôle. »
Ce personnage d’anti-héros par excellence confronté à une quête identitaire troublante colle parfaitement au comédien, singulier et insaisissable. La question du double et de l’identité apparaît comme une ligne directrice dans la filmographie de l’acteur, qui bâtit sa carrière en fin stratège. De Plein soleil à La Tulipe noire (1964) de Christian-Jaque, où l’acteur campe des jumeaux, du Guépard au Samouraï où le reflet de l’acteur tient une place particulière, la question de l’identité, insoluble et abyssale, demeure. Il en va de même avec Monsieur Klein. Delon se lance à la poursuite de son ombre, d’abord pour le confondre, puis pour l’accompagner dans son destin funeste.
Delon réalisateur
Formé à l’école de la rigueur et de l’exigence, Alain Delon passe derrière la caméra. Il réalise, produit et cosigne le scénario de Pour La Peau d’un Flic, l’histoire d’un ancien policier devenu privé, qui révèle Anne Parillaud en 1981. Il renouvèle l’expérience deux ans plus tard avec Le Battant, qui met en scène Pierre Mondy et Richard Anconina. Ces deux films policiers rencontrent un beau succès auprès du public, avoisinant les 2 millions d’entrées.
Toujours sollicité par les cinéastes, l’acteur tourne chez José Pinheiro (Parole de flic, avec Jacques Perrin, 1985, Ne réveillez pas un flic qui dort, avec Michel Serrault en 1988), Volker Schlöndorff (Un Amour de Swann, avec Jeremy Irons en 1984), Jean-Luc Godard (Nouvelle Vague, 1990).
Mais les années 1990 amorcent une période difficile : les projets cinématographiques n’ont plus la même ampleur et finissent par s’essouffler. Après avoir retrouvé Jean-Paul Belmondo dans Une chance sur deux, comédie de Patrice Leconte avec Vanessa Paradis (1998), l’acteur annonce mettre un terme à sa carrière.
Il revient sur le devant de la scène à la télévision au début des années 2000, dans la peau du commissaire de police Fabio Montale pour TF1, puis dans la série Franck Riva aux côtés de Jacques Perrin et de Mireille Darc.
Au gré d’une carrière riche de près de 90 films, l’artiste aux multiples talents a écrit quelques-unes des plus belles pages du cinéma. Eternelle et immuable, l’étoile Delon fait à jamais partie des légendes du septième art.
Alain Delon en dix films, disponibles en vàD
Rocco et ses frères de Luchino Visconti (1960)
Mélodie en sous-sol d'Henri Verneuil (1963)
Le Guépard de Luchino Visconti (1963)
Le Samouraï de Jean-Pierre Melville (1967)
La Piscine de Jacques Deray (1968)
Le Clan des Siciliens d'Henri Verneuil (1969)
Borsalino de Jacques Deray (1970)
Les Granges brûlées de Jean Chapot (1973)
Monsieur Klein de Joseph Losey (1976)