Cinémas du monde arabe : coup de projecteur sur « Les Filles du Nil » et « Aïcha »

Cinémas du monde arabe : coup de projecteur sur « Les Filles du Nil » et « Aïcha »

06 mars 2025
Cinéma
« Aïcha » de Mehdi M. Barsaoui © Jour2Fête
« Les Filles du Nil » de Nada Riyadh et Ayman El Amir © Dulac Distribution
 
 
 

Via sa société Dolce Vita Films, Marc Irmer a coproduit le long métrage égyptien Les Filles du Nil – Œil d’or ex aequo du documentaire au dernier Festival de Cannes – et le thriller tunisien Aïcha. Ces deux films, qui sortent en salles ce mois-ci, accompagnés par l’Aide aux cinémas du monde, mettent en lumière des héroïnes en lutte. Il nous en raconte les coulisses.


Les Filles du Nil est un documentaire égyptien d’Ayman El Amir et Nada Riyadh autour des rêves de jeunes filles coptes pour devenir chanteuses, danseuses, voire actrices. Comment avez-vous entendu parler de ce projet ?

Marc Irmer : Il y a quatre ans Myriam Sassine, une amie productrice libanaise, me contacte pour me proposer différents projets via la Beirut Cinema Platform dont l’objectif est de mettre en relation des cinéastes indépendants du monde arabe et des producteurs internationaux. Nous étions alors en pleine crise du Covid-19 et il était très difficile de rencontrer physiquement les auteurs. Tout se déroulait donc en visioconférence, ce qui n’est jamais très confortable. Cela n’a pas empêché la rencontre avec Ayman El Amir et Nada Riyadh qui me parlent alors de leur projet de documentaire et me montrent une séquence déjà tournée. On y voyait des jeunes femmes pleines d’énergie se mettant en scène dans les rues de leur village. Des plans sur les visages montraient les réactions contrastées de la population locale. Ce document de repérage qui n’a finalement pas été gardé au montage m’a tout de suite interpelé. Il était évident que les deux cinéastes tenaient quelque chose de très fort. Nous nous sommes immédiatement engagés sur le film.

Outre son sujet, qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce film ?

L’énergie des deux cinéastes. Nada Riyadh est par ailleurs très active au sein d’une ONG ayant pour mission de diffuser la culture dans des territoires reculés de l’Égypte. C’est par ce biais qu’elle avait rencontré les jeunes filles du documentaire. Elle a commencé à les filmer sachant que cette aventure se ferait sur un temps long. Il fallait en effet suivre les protagonistes sur plusieurs années pour mesurer la force de leur parcours respectif. La proximité et la confiance entre les cinéastes et les filles ont permis de saisir des moments d’intimité très puissants et naturels. Ce n’est jamais impudique. La caméra est parvenue à se faire oublier. Parfois c’est la famille qui sollicitait la présence de la caméra pour les aider à installer le dialogue comme dans cette séquence où le père demande à sa fille pourquoi elle ne veut plus faire du théâtre alors qu’elle aimait tant ça. 

 

À quel stade en est le film lorsque vous vous engagez ?

À ses balbutiements. Le sujet est bien sûr déjà posé autour de ces jeunes filles qui forment une troupe dans leur village, mais les cinéastes cherchaient des fonds pour pouvoir continuer à les filmer et à les accompagner. Si pour l’une d’entre elles, il est clair qu’elle allait étudier la mise en scène théâtrale au Caire, pour les autres le futur semblait plus flou. Flou parce que la société ou leur environnement familial faisaient blocage. Parfois ce sont elles qui s’interdisaient d’y croire. Il fallait voir où cela allait mener. Notre travail s’est déroulé en plusieurs temps. Nous leur avons d’abord envoyé de l’argent sur nos fonds propres tout en cherchant des soutiens financiers. 

Quels types de questions se pose-t-on en tant que producteur sur un film comme celui-ci ?

Est-ce un film pour la télévision ou le cinéma ? Une fois que nous avons décidé que nous voulions le sortir en salles, il fallait trouver le bon distributeur. L’engagement de Dulac Distribution, société dont le travail sur des films venus du monde arabe est cohérent, a été déterminant. Ils nous ont soutenus dès le départ. Cette fidélité est précieuse. L’autre défi a été le montage. Il a fallu piocher parmi quatre cents heures de rushes. Nous avions à notre disposition des dizaines d’histoires et plein d’autres personnages. Nous avons engagé la monteuse Véronique Lagoarde-Ségot qui avait déjà travaillé sur un documentaire égyptien (Amal de Mohamed Siam). Son travail a permis d’architecturer le film et d’en proposer une version quasi définitive. Cela nous a été précieux pour obtenir des financements en postproduction, notamment l’aide après réalisation aux cinémas du monde [dispositif cogéré par le CNC et l’Institut français – NDLR] ou celle de la région Île-de-France. L’intégralité de la postproduction, image et son, a été réalisée en France. Je ne suis pas allé sur le tournage car les voyages étaient très encadrés, en 2021 avec la crise du Covid-19. Je ne suis par ailleurs pas certain que ma présence en tant que non-Égyptien aurait apporté une plus-value. Cela aurait plutôt perturbé les choses.

Vous évoquiez la décision d’opter pour le format cinéma. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

Le film suit des jeunes filles qui jouent dans une sorte de fiction qu’elles ont elles-mêmes mise en place. La réalisation rend compte de ce saisissement et le spectateur a besoin de s’en imprégner pleinement, coupé de son cadre de vie. La salle obscure permet cela. Lors des débats à l’issue des projections, les spectateurs se demandaient comment les cinéastes avaient réussi à capturer ces moments troublants de vérité dans la famille des protagonistes.

Les Filles du Nil a été sélectionné à la Semaine de la Critique au Festival de Cannes 2024 où il a remporté l’Œil d’or du meilleur documentaire ex aequo avec Ernest Cole, photographe de Raoul Peck. C’est l’aboutissement rêvé de ce long processus…

Nous avons pu faire venir les six protagonistes du film, ce qui n’a pas été une mince affaire. Il a fallu leur obtenir un passeport puis un visa en un temps record. L’Organisation internationale de la francophonie nous a beaucoup aidés dans la gestion financière de ce déplacement sur la Croisette. À noter aussi le soutien amical de Julie Gayet qui a accepté d’être marraine du film. Elle a ainsi permis d’apporter un éclairage particulier et pu organiser une montée des marches pour toute l’équipe. Un moment très fort. Le fondateur du El Gouna Film Festival en Égypte était également présent à Cannes. Nous l’avons invité à découvrir le film et à assister à la fête après la projection. Il est venu accompagné d’une actrice égyptienne très connue. Pour les protagonistes du documentaire, c’était la rencontre avec leur idole. C’était assez fou comme ambiance. Une fois revenues en Égypte, elles ont été reçues comme de vraies stars. Avec les réalisateurs, nous œuvrons pour la création d’un centre culturel dans le village pour que les jeunes femmes puissent se réunir et développer leur passion artistique.

« Les Filles du Nil » de Nada Riyadh et Ayman El Amir Dulac Distribution
La question féministe fait partie de l’ADN de Dolce Vita Films et de notre volonté de rééquilibrer les regards, les récits et les personnes qui les portent.

Ce mois-ci sort également en salle un autre film que vous produisez : Aïcha de Mehdi M. Barsaoui, une fiction inspirée d’une histoire vraie autour d’une jeune Tunisienne impliquée malgré elle dans une bavure policière. Vous aviez d’ailleurs déjà produit Un fils, le précédent long métrage du cinéaste. Comment avez-vous rencontré Mehdi M. Barsaoui ?

En 2015 en marge du Cinemed [Festival international du cinéma méditerranéen – NDLR] à Montpellier. Des rencontres entre producteurs et réalisateurs y étaient organisées. Mehdi M. Barsaoui nous a alors « pitché » ce qui allait devenir Un fils. Là encore, nous avons tout de suite senti que nous tenions une histoire forte, un diamant brut qu’il fallait tailler. C’est à ce moment-là que nous avons mis en contact Medhi avec la réalisatrice et scénariste Magali Negroni. Elle était lectrice auprès de Charles Tesson qui présidait alors la Commission de l’Aide aux cinémas du monde et intervenait lors des sessions des Méditalents [association culturelle d’aide aux cinéastes du bassin méditerranéen]. Elle avait donc l’habitude de travailler avec des auteurs issus des deux rives de la Méditerranée. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les équipes techniques d’Un fils et Aïcha sont identiques : Antoine Héberlé à l’image, Camille Toubkis au montage, Sophie Abdelkafi aux décors, Randa Khedher aux costumes…

Le succès d’Un fils a-t-il aidé la production d’Aïcha ?

Incontestablement. Nous n’avons reçu que des retours très positifs. Nous avions un peu une pression car nous n’avions pas envie de décevoir. Pour l’heure tous nos partenaires, à commencer par la formidable équipe de Jour2Fête qui distribue le film, sont satisfaits du résultat. Depuis les prémices du film, nous avons avancé main dans la main avec le producteur tunisien du film, Habib Attia, qui est par ailleurs le frère du réalisateur. Nous étions aussi accompagnés de Chantal Fischer qui est associée au film et de Magali Negroni, coscénariste d’Un fils. Il a fallu deux ans pour aboutir à une version quasi définitive de cette histoire.

 

Le film Aïcha tient presque entièrement sur les épaules de la jeune actrice, Fatma Sfar…

Medhi M. Barsaoui a cette capacité de révéler de nouveaux visages à l’écran. C’était déjà le cas avec Najla Ben Abdallah dans Un fils. Ici, Fatma Sfar est incroyable. Le récit est assez dense et on a l’impression de voir plusieurs comédiennes différentes à l’œuvre.

Comment s’est déroulé le tournage en Tunisie ?

Chez Dolce Vita Films, nous avons produit des films en Inde, en Colombie, au Soudan… Des conditions compliquées, nous en avons connu ! La Tunisie est vraiment une terre très accueillante pour le cinéma. Nous avons eu la chance de nous appuyer sur Habib Attia, le producteur tunisien, qui nous a facilité le travail. Le directeur de production, Khaled Barsaoui, n’est autre que le père de Medhi. Nous avons donc travaillé dans une ambiance très familiale. Il y a un réel amour du cinéma en Tunisie. Le pays ne propose pas de crédits d’impôt pour les tournages, ce qui explique qu’il y a finalement assez peu d’équipes étrangères qui tournent sur place. Elles préfèrent se diriger notamment vers leur voisin, le Maroc, qui offre plus d’opportunités financières. Malgré le sujet sensible du film, autour de la corruption policière et du sort des femmes dans la société, nous avons été soutenus par les autorités du pays. Le film est sorti en janvier dernier et a reçu un très bon accueil. Toute la postproduction s’est faite en France et un peu en Italie pour des raisons de coproduction. La présentation à la Mostra de Venise dans le cadre d’Orizzonti a été formidable, avec notamment une très longue ovation à l’issue de la projection officielle.

Les Filles du Nil et Aïcha mettent au centre du cadre des héroïnes en lutte. En quoi cet aspect féministe est-il important dans votre démarche ?

Il y a une prise de conscience de plus en plus accrue sur le sort réservé aux femmes. Le cinéma se doit d’en rendre compte. Évidemment les choses avancent lentement et la parité au sein des équipes de films, que ce soit devant ou derrière la caméra, n’est pas encore une réalité. Mon associée au sein de Dolce Vita Films, Claire Chassagne, a produit il y a deux ans un très beau film indien, Girls Will Be Girls de Shuchi Talati, dont l’équipe était composée à 80 % de femmes. Nous avons même formé des machinistes et des électriciennes sur place. Goodbye Julia de Mohamed Kordofani s’intéressait lui au sort de deux femmes dans la tourmente au Soudan. Tout cela fait partie de l’ADN de Dolce Vita Films et de notre volonté de rééquilibrer les regards, les récits et les personnes qui les portent.
 

Les Filles du Nil

Affiche de « Les Filles du Nil »
Les Filles du Nil Dulac Distribution

Réalisation : Nada Riyadh et Ayman El Amir
Produit par : Ayman El Amir, Nada Riyadh, Marc Irmer et Claire Chassagne
Photographie : Dina El Zeneiny, Ahmed Ismael, Ayman El Amir
Montage : Véronique Lagoarde-Ségot, Ahmed Magdy Morsy, Ayman El Amir, Nada Riyadh
Distribution : Dulac Distribution
Ventes internationales : The Party Film Sales
En salle le 5 mars 2025

Soutien sélectif du CNC :  Aide aux cinémas du monde après réalisation

Aïcha

Affiche de « Aïcha »
Aïcha Jour2Fête

Réalisation : Mehdi M. Barsaoui
Écrit par : Mehdi M. Barsaoui avec la participation de Magali Negroni
Produit par : Habib Attia, Marc Irmer
Photographie : Antoine Héberlé
Montage : Camille Toubkis
Distribution : Jour2Fête
Ventes internationales : The Party Film Sales
En salle le 19 mars 2025

Soutiens sélectifs du CNC : Aide aux cinémas du monde avant réalisation, Aide à l'édition vidéo (aide au programme éditorial 2024)