Alice Diop, du documentaire à la fiction

Alice Diop, du documentaire à la fiction

18 novembre 2022
Cinéma
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Kayije Kagame dans « Saint Omer » d'Alice Diop.
Kayije Kagame dans « Saint Omer » d'Alice Diop. Les Films du Losange

En s’inspirant du procès de Fabienne Kabou, cette mère qui a noyé son bébé sur une plage de Berck en 2013, la réalisatrice de Nous signe avec Saint Omer sa première fiction. Une œuvre doublement couronnée à la Mostra de Venise, et qui représentera la France dans la course à l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. Alice Diop revient sur son parcours et le passage du documentaire à la fiction.


« La première fois que je prends une caméra, c’est une nécessité. Pour dire quelque chose des miens. Je devais participer au récit, en tant que femme noire, fille de parents ouvriers, immigrés, dans des quartiers périphériques. Car mon expérience intime a pendant longtemps été invisibilisée. » Ainsi parle aujourd’hui Alice Diop, la réalisatrice de Saint Omer, doublement primé à la dernière Mostra de Venise (le prix Luigi De Laurentiis, récompensant le meilleur premier long métrage toutes sections confondues et le Grand Prix du jury) de ses débuts de réalisatrice. Ils remontent à 2005 avec deux moyens métrages documentaires, La Tour du monde sur le quartier de la Rose des Vents à Aulnay-sous-Bois et Clichy pour l’exemple, dans la foulée des émeutes qui ont suivi les morts de Zyed Benna et Bouna Traoré, deux adolescents électrocutés dans l’enceinte d’un poste électrique alors qu’ils tentaient d’échapper à un contrôle de police. « Cet événement a été vécu comme un traumatisme pour les gens de ma génération. C’est un marqueur qui m’a poussée à tourner mes premières images. Car je vois le cinéma comme une manière de mettre en échec tous les discours et d’aller toucher le spectateur à l’endroit du sensible. C’est ce que j’essaie de faire à travers tous mes films. »

Tous mes films sont différents mais la manière reste la même : être dans la recherche pure et l’expérimentation.

Pendant seize ans, la réalisatrice tourne des documentaires dont le dernier en date, Nous, qui va à la rencontre de celles et ceux qui vivent au fil de la ligne B du RER, a connu une sortie en salles en février dernier, un an après avoir reçu le trophée du meilleur film de la sélection Rencontres à la Berlinale. Saint Omer marque donc une nouvelle étape dans son parcours : le passage à la fiction. Alice Diop s’inspire pour cela du procès de Fabienne Kabou, cette mère qui avait noyé son enfant sur une plage de Berck en 2013. Et c’est la photo de l’avis de recherche de la gendarmerie nationale, publiée dans Le Monde en 2015, qui a constitué le premier déclic : « L’image d’une femme noire qui pousse une poussette avec, emmitouflé, un bébé métis, sur le quai de la gare du Nord. Quand je vois cette photo, je sais qu’elle est sénégalaise et j’ai l’impression d’avoir une grande familiarité avec elle, étant moi-même mère d’un enfant métis… » Le deuxième déclic viendra un peu plus tard, à la lecture du récit du fait divers sous la plume de la journaliste du Monde, Pascale Robert-Diard. Et plus précisément des premiers mots de son article : « Elle a déposé son enfant à la mer. » « Cette phrase ouvre un champ poétique et lyrique, explique Alice Diop. Et je n’aurais sans doute jamais réalisé Saint Omer si à la place, elle avait écrit : “Elle a noyé son enfant.” « Elle a déposé son enfant à la mer » renvoie la cinéaste aux mots de Marguerite Duras suivant le procès de Christine Villemin dans le Libération du 17 juillet 1985. Cette phrase lui donne envie d’aller assister au procès de Fabienne Kabou, moment où aura lieu son troisième déclic. Car la grande familiarité, et par ricochet la compréhension spontanée qu’elle pense avoir de cette mère, va y voler en éclats. « Cette femme me fait tomber dans mes propres abîmes, me permet de regarder quelque chose de mon propre rapport à la maternité, auquel je n’aurais jamais accédé sans cette histoire. » Soudain, faire ce film lui devient indispensable.

 

Processus créatif

Passer du documentaire à la fiction ne change cependant en rien son processus de création. « Tous mes films sont différents mais la manière reste la même : être dans la recherche pure et l’expérimentation. » La forme du film va donc s’inventer, sans idée préconçue, au fil des jours. Pour écrire le scénario de Saint Omer, dans cette idée que pour que tout change, il faut que rien ne change, Alice Diop fait spontanément appel à Amrita David, la monteuse de tous ses films qui d’emblée se révèle aussi passionnée qu’elle par le sujet. Le duo s’appuie sur les cent pages de notes prises par la réalisatrice au cours du procès pour construire une première esquisse de dramaturgie, une base pour s’appuyer afin d’aller plus loin, avec une autre complice. Ce sera l’écrivaine Marie N’Diaye, qui avait travaillé treize ans auparavant sur White Material de Claire Denis. C’est précisément l’une des raisons pour lesquelles Alice Diop a fait appel à elle : « Je ne voulais pas travailler avec une scénariste professionnelle car mes films se construisent en dehors de toute forme de technique, dans l’intuition. Il me fallait donc un auteur. » La réalisatrice voit d’ailleurs un lien direct entre Fabienne Kabou et les héroïnes des livres de Marie N’Diaye, en particulier à travers cette ambiguïté qui émane de Fabienne Kabou dès qu’elle prend la parole. Quand, dès leur premier échange, Alice Diop apprend que la romancière a suivi de près le procès, elle sait qu’elle a vu juste.

Je ne voulais pas travailler avec une scénariste professionnelle car mes films se construisent en dehors de toute forme de technique, dans l’intuition. Il me fallait donc un auteur.

La bonne distance

Partir d’une histoire vraie, c’est aussi trouver la bonne distance. Très vite, il apparaît important à la cinéaste de passer par le prisme d’un autre regard que celui de l’accusée pour raconter ce drame. « Pour des raisons éthiques et morales », précise Alice Diop. Ce sera celui de Rama, une jeune professeure et écrivaine enceinte qui vient assister au procès de Laurence Coly (le nom de Fabienne Kabou dans Saint Omer) et qui, au fil des jours et des témoignages, va voir ses certitudes et notamment son propre rapport à la maternité bousculés. Mais trouver la bonne distance, c’est aussi mettre le langage au centre du projet et ne rien montrer de cette tragédie à l’exception de ce qu’en raconte le personnage de Laurence Coly. « Je n’aurais jamais fait un film sur une femme infanticide si ça n’avait pas été cette femme qui parle et s’exprime de cette manière-là. Son langage nous permet de la regarder en mettant la violence à distance. » Une certitude née pendant le procès quand, à la question de la présidente du tribunal lui demandant d’expliquer pourquoi elle avait tué sa fille, Fabienne Kabou avait répondu qu’elle ne savait pas et qu’elle espérait que ce procès pourrait le lui apprendre. « Après une parole pareille, la fiction ne peut pas se permettre de filmer le corps de l’enfant. Ça aurait été obscène. Alors qu’en faisant naître l’enfant dans les mots, j’ai l’impression qu’il existe beaucoup plus. »

Le résultat a séduit la Mostra de Venise. Saint Omer (qui vient d’être récompensé aux festivals de Genève et de Séville), que l’on pourrait situer au croisement du Depardon de 10e chambre, instants d’audience et du Dreyer du Procès de Jeanne d’Arc a été choisi pour représenter la France dans la course aux Oscars. Un trophée du meilleur film en langue étrangère qui échappe à notre pays depuis 1993 et la victoire d’Indochine de Régis Wargnier. L’annonce des nominations le 24 janvier prochain donnera une première indication.

SAINT OMER

Réalisation : Alice Diop
Scénario : Alice Diop, Amrita David, Marie N’Diaye
Photographie : Claire Mathon
Montage : Amrita David
Production : SRAB Films, Ciclic Région Centre, Pictanovo Région Hauts-de-France, Arte France Cinéma
Distribution : Les Films du Losange
Ventes internationales : Wild Bunch International
Sortie en salles le 23 novembre 2022

Soutiens du CNC : Avance sur recettes avant réalisation, aide au programme (aide à la distribution), aide au développement d'oeuvres cinématographiques de longue durée