Nous sommes en mars 1894. Alice Guy, fille d’un éditeur-libraire ruiné, entre comme sténodactylographe - une profession toute récente en cette fin de XIXe siècle -, au Comptoir général de la photographie. Elle travaille comme secrétaire de Léon Gaumont, qui rachète bientôt la société et se tourne vers le cinématographe naissant.
D’une nature curieuse et enjouée, la jeune femme assiste le 25 mars 1895 à la présentation du Cinématographe des frères Lumière à la société d’encouragement des industries techniques à Saint-Germain-dès-Près. La projection suscite une vive émulation chez les spectateurs. Alice Guy entrevoit alors la possibilité d’utiliser les appareils de prise de vue cinématographiques pour imaginer des histoires que l’on raconterait « en cinéma ».
La première réalisatrice de fiction
Tandis que Gaumont se lance aussitôt dans la fabrication de matériel puis dans la production, Alice Guy acquiert peu à peu la maîtrise des appareils photographiques et de l’optique, et se passionne pour la photographie animée. Elle propose à Léon Gaumont de s'extraire des simples vues animées, principalement documentaires, et de tourner des petites histoires scénarisées dans l'esprit de L’Arroseur arrosé réalisé par Louis Lumière. « Fille d’un éditeur, j’avais beaucoup lu, pas mal retenu. J’avais fait un peu de théâtre d’amateur, et je pensais qu’on pouvait faire mieux. M’armant de courage, je proposai timidement à Gaumont d’écrire une ou deux saynètes et de les faire jouer par des amis. Si on avait prévu le développement que prendrait l’affaire, je n’aurais jamais obtenu ce consentement. Ma jeunesse, mon inexpérience, mon sexe, tout conspirait contre moi. » écrit-elle dans Autobiographie d’une pionnière du cinéma, 1873-1968 (éditions Denoël-Gonthier, 1976).
Le directeur l’autorise à tenter un essai « à condition que ce soit en dehors de ses heures de travail ». Un fait exceptionnel dans un métier réservé aux hommes. Alice Guy, 23 ans, tourne à Belleville, sur une terrasse désaffectée : « Un drap peint par un peintre éventailliste (et fantaisiste) du voisinage, un vague décor, des rangs de choux découpés par des menuisiers, des costumes loués ici et là autour de la porte Saint-Martin. Comme artistes : mes camarades, un bébé braillard, une mère inquiète bondissant à chaque instant dans le champ de l’objectif, et mon premier film La Fée aux choux vit le jour. » Le film (le premier de sa longue filmographie) rencontre un franc succès auprès du public populaire qui s’entasse dans les baraques foraines pour voir la nouvelle invention. La première réalisatrice de fiction du monde est née.
Une femme à la tête de la production Gaumont
Léon Gaumont lui confie alors la direction d'un service spécialisé dans les vues animées de fiction. Nommée directrice du Service des théâtres de prise de vue, elle est chargée de lire les scénarios, convoque les artistes, les figurants, supervise les ateliers des peintres décorateurs et des menuisiers, embauche des assistants, tourne elle-même les premières bobines et choisit ses collaborateurs (Louis Feuillade, Victorin Jasset, Ferdinand Zecca). Jusqu’en 1907, elle règne sur la production Gaumont, à la fois comme réalisatrice, directrice artistique, scénariste et cheffe régisseur. Elle réalise plus de 400 films parmi lesquelles Naissance, vie et mort du Christ en 25 tableaux, l’un des premiers péplums. Très ambitieux dans sa mise en scène, bénéficiant de la présence de centaines de figurants, avec des décors et des costumes d’une qualité exceptionnelle, le film se caractérise également par sa durée inhabituelle pour l’époque de 35 minutes (660 mètres de pellicule).
Cette période d’effervescence créatrice s’accompagne néanmoins de difficultés liés aux moyens techniques extrêmement précaires : « Les appareils du début, avec leurs magasins extérieurs mal ajustés, les modes d’entraînement du film pas encore au point ; les trépieds qui étaient ceux employés pour la photographie ordinaire et qui s’enfonçaient dans la terre meuble de notre jardin ne lui assuraient pas une très grande stabilité. Nous ne disposition que d’un objectif, la traction de la bande se faisait grâce à une manivelle extérieure fonctionnant à la main. Le cadre, garni de velours, retenait des poussières qui rayaient l’émulsion ».
Pourtant, Alice Guy reste à l’affût de nouvelles découvertes. Elle participe aux premiers essais de ce qui deviendra le cinéma parlant et supervise une centaine de « phonoscènes » avec le fameux Chronophone de Léon Gaumont mis au point par Georges Demenÿ. Ce procédé obtenu par un synchronisme entre deux appareils (cinéma et phonographe) permet d’enregistrer des airs d’Opéra célèbres tels que Carmen de Georges Bizet ou Faust de Charles Gounod, mais aussi des chansons populaires de l’époque (celles de Mayol, Dranem ou Polin). Son inventivité l’incite à tourner à cette même époque une phonoscène, considérée aujourd’hui comme un élément majeur de l'histoire du cinéma.
Une conteuse qui aime expérimenter
S’il est difficile aujourd’hui de se faire une idée de l’œuvre d’Alice Guy - en dehors des titres recueillis laborieusement dans les catalogues, il n’existe pratiquement plus de copies de ses films-, il est reconnu que l’ambition de la cinéaste est alors de réaliser des films pour distraire le public.
Alice Guy puise dans son imagination, observe ses contemporains, invente des histoires drôles ou dramatiques, des gags et des poursuites et porte un soin particulier à ses mises en scène. Dès 1905, elle entreprend la réalisation de La Esméralda, une sorte de « superproduction » inspirée du roman de Victor Hugo Notre-Dame de Paris. Elle expérimente divers trucages et parvient bientôt à obtenir l'effet recherché en masquant certaines parties de l'image, en utilisant la double exposition ou encore en faisant défiler la pellicule en arrière.
La cinéaste s’essaye également au film engagé avec Résultats du féminisme, caricaturant les rôles alloués aux genres. Tourné en 1906, le film dessine un schéma domestique dans lequel les hommes sont à la cuisine ou s’affairent à changer les couches tandis que les femmes bavassent, fument et houspillent la gent masculine. Mais à la fin du film, les hommes se rebellent et retrouvent leur masculinité… Selon certains, cette fin aurait été demandée par Léon Gaumont.
Alice Guy découvre peu à peu l’art des images, se familiarise avec le ralentissement, l’accélération, la surimpression ou le fondu enchaîné, tous ces procédés qui font aujourd’hui partie de l’écriture filmique. Conteuse inventive mais rigoureuse, elle inventorie toutes les possibilités du cinématographe pour donner à ses récits plus de relief, plus de mouvement, et procurer bien des émotions aux spectateurs.
Une productrice indépendante
En 1907, Alice Guy épouse le caméraman Herbert Blaché et le suit aux États-Unis, où il est chargé de commercialiser le Chronophone de Léon Gaumont. Elle entame alors une carrière de productrice indépendante à New York et fonde en 1910 la Solax Company, société cinématographique qu’elle préside jusqu’en 1913. Elle y dirige entre quarante et cinquante films et supervise la production de près de trois cents autres. Elle fait débuter des acteurs américains qui deviendront célèbres, comme Bessie Love, future vedette de D.W. Griffith (Intolérance), Wallace Reid, jeune premier du cinéma muet, Alla Nazimova (grande star de la MGM et future épouse de Rudolph Valentino).
Alice Guy se fait remarquer par sa connaissance des techniques et par la qualité de ses films. Le succès venant, elle fait construire un studio de cinéma particulièrement bien équipé, avec plafond amovible clavier de lumière, appareils dernier modèle, et fonde sa compagnie d'acteurs, Solax Stock. Elle met en scène ce qui se vend alors le mieux à cette époque auprès du public américain : western, films militaires et d’aventures. Jusqu’en 1920, elle réalise plus de 70 films, dont A Fool and His Money (1912), le premier film joué uniquement par des acteurs afro-américains.
Une pionnière tombée dans l’oubli, avant d’être enfin reconnue
Jusqu'en août 1917, Alice Guy domine le cinéma mondial et crée des vocations chez Lois Weber ou Buster Keaton. Mais une succession d'événements malheureux a bientôt raison de son succès. Les investissements hasardeux et les infidélités de son mari, la maladie, son divorce, la restructuration du secteur qui quitte New York pour la côte Ouest et Hollywood... signent l'arrêt de mort de la Solax, saisie par le fisc en 1920. Le studio est détruit en 1922. Alice Guy tente sa chance à Hollywood, loue ses talents à d'autres et tourne Une âme à la dérive, son dernier film, en 1920. Un échec.
Elle rentre en France, mais là aussi, le cinéma s'est passé d'elle. Elle survit en écrivant des contes pour enfants ou des traductions et ne retrouva jamais de place dans le cinéma qu'elle a pourtant largement contribué à inventer. Parmi ses très nombreux films, il n'en reste qu'une centaine, certains ayant été attribués à d'autres.
Alice Guy explique son effacement de l'histoire du cinéma du fait d'avoir été une femme dans un milieu très masculin : les frères Lumière, Georges Méliès ou son scénariste Louis Feuillade ont connu une postérité plus grande alors que leur carrière a été bien plus brève. En 1954, Louis Gaumont, fils de Léon, lui rend un premier hommage officiel. Alice Guy reçoit la Légion d'honneur en 1955 et Henri Langlois lui consacre une rétrospective à la Cinémathèque en 1957. Alice Guy s’éteint en 1968.
« Est-ce un échec ? Est-ce une réussite ? Je ne sais pas. J’ai vécu vingt-huit ans d’une vie intensément intéressante. Si mes souvenirs me donnent parfois un peu de mélancolie, je me souviens des paroles de Roosevelt : Il est dur d’échouer, il est pire de n’avoir jamais essayé ».