Le 11 novembre 1958 s’éteignait, à 40 ans, André Bazin, six mois avant la sortie en salles de Hiroshima mon amour de son ami Alain Resnais et alors que venait de débuter le tournage des 400 coups de François Truffaut. Ces précisions sont d’importance : ce cinéphile passionné, inventeur de la critique telle qu’on la connaît aujourd’hui, co-créateur de la revue Les Cahiers du Cinéma, n’aura pas vu l’émergence de ce qu’il appelait de ses vœux, à savoir un cinéma moderne et vivant, suivant certaines règles qu’il avait lui-même théorisées dans ses nombreux écrits comme la prééminence du plan-séquence et de la profondeur de champ sur le montage - le “montage interdit”, pour reprendre son expression, concerne ces films où le réalisme de l’image est tronqué par l’interventionnisme trop voyant du réalisateur. De même, selon lui, la caméra ne doit bouger que pour suivre un personnage, toujours dans ce souci d’objectivité qu’il subordonne à “l’ontologie de l’image photographique” -contrairement à la peinture ou au dessin, la photo “se forme automatiquement sans intervention créatrice de l’homme, selon un déterminisme rigoureux”.
Ces théories font l’objet d’une anthologie en deux volumes, André Bazin, Écrits complets, préfacée et commentée par l’historien Hervé Joubert-Laurencin qui vient présenter l’ouvrage à Angers ainsi que quelques films clés ayant servi à étayer la pensée de l’auteur. Ce corpus magistral permet également de mettre en lumière la force de travail et l’insatiable curiosité de cet infatigable globe-trotter, écumant les festivals internationaux naissants, animant des ciné-clubs à travers la France, écrivant aussi bien dans des journaux grand public (Le Parisien Libéré, Radio-Cinéma-Télévision, l’ancêtre de Télérama) que dans les grandes revues intellectuelles de son époque (Arts, Esprit, Les Temps Modernes). Un véritable passeur qui a vécu sa vie à cent à l’heure (il a bâti son “œuvre” en moins de quinze ans) comme s’il était conscient de sa mort précoce.
Mentor de Truffaut
Né le 11 avril 1918, André Bazin échoue à l’oral du professorat en 1941. Un échec fondateur à l’origine de son destin météorique. Dans la foulée, il intègre des réseaux culturels (d’inspiration communiste), comme Travail et culture ou Peuple et culture, qui visent à populariser l’enseignement artistique et qui nourriront ses désirs de pédagogie.
C’est dans le cadre de Travail et Culture, en 1949, qu’il fait connaissance d’un certain François Truffaut, ardent cinéphile de dix-sept ans tout juste sorti de maison de correction à qui il confiera quelques tâches. Une rencontre décisive et tumultueuse. Deux ans plus tard, Bazin, grâce à ses relations, fera réformer Truffaut qui a rejoint l’armée avant de déserter ! Il l’hébergera un temps chez lui avant de lui ouvrir les portes des Cahiers du Cinéma, nouvelle revue où le remuant jeune homme va côtoyer Claude Chabrol, Eric Rohmer, Jean-Luc Godard ou Jacques Rivette.
Le futur réalisateur de La Nuit américaine et du Dernier métro n’oubliera jamais. Lors d’une émission d’Apostrophes qui lui est consacré, en 1983, Truffaut dira ainsi de son protecteur et pygmalion : « C’est le plus grand critique de l’après-guerre. Avant lui, ses homologues ne parlaient pas de la lumière et des décors, seulement de l’histoire. On n’identifiait pas le film au metteur en scène. Jean Renoir a dit qu’il lui était arrivé de modifier des projets en pensant aux écrits de Bazin. A mon avis, il a eu de l’influence sur les cinéastes de son temps et sur ceux qui sont venus après, c’est-à-dire ceux de la Nouvelle Vague. » On ne peut rêver meilleure épitaphe.