Angelin Preljocaj : Nous avions rencontré Bastien lors d’un festival de BD d’Aix-en-Provence il y a quelques années. Il s’intéressait déjà à la danse et nous avions beaucoup échangé à ce sujet lors de ce festival. Puis est sortie Polina, dans laquelle j’ai reconnu des figures de plusieurs de mes ballets, ce qui m’a très agréablement surpris ! Quelque temps plus tard, le producteur Didier Creste nous a contactés pour nous proposer l’adaptation de la bande dessinée de Bastien, un projet qui nous a d’emblée enthousiasmés.
Valérie Müller : Ce projet est arrivé à un moment où j’avais très envie de faire un film sur les danseurs. Je venais de réaliser un documentaire (L’Effet Casimir - ndlr) sur le travail d’Angelin, et j’ai été très touchée par l’investissement des danseurs, par cette sorte d’humilité et de dévouement au travail de la danse et du corps. Filmer les corps qui dansent, c’est quelque chose de très fort à la fois à l’image et dans le cadre. J’étais en train de réfléchir à l’idée de développer tout ça dans un long métrage de fiction quand la proposition de Didier est arrivée.
L’un des éléments saisissants de votre film, Polina, danser sa vie, est la lumière qu’il s’en dégage, avec des jeux de nuances, de teintes chaudes et froides pour évoquer les différentes étapes de la vie de la jeune ballerine. Pourquoi ce choix ?
AP : C’est un parti pris que nous avons fait d’emblée de traiter cette dichotomie entre l’enseignement de la danse classique et la découverte de la danse contemporaine par l’utilisation de la lumière.
AP : Nous avons traduit cela à travers l’évocation de l’enfance de Polina, qui grandit dans cette banlieue russe au milieu des centrales thermiques avec ces grosses cheminées. Nous avions à cœur d’inscrire les corps dans des cadres différents, et de voir comment l’environnement pouvait imprimer ces corps. C’est quelque chose que j’avais remarqué avec nos filles quand elles étaient petites, au moment où nous avons emménager dans un appartement plus grand. Dès lors qu’elles ont changé d’espace, elles ont changé leur façon de se mouvoir et d’appréhender cet espace. Leurs gestes quotidiens – et je ne parle même pas de danse - se sont agrandis. Le corps est un peu comme une éponge, si on lui laisse l’espace, il le prend. A l’inverse, si on le restreint, il se rétracte et même s’il repasse dans un espace plus grand, il lui faut un certain temps pour retrouver son volume et son amplitude de mouvement. On a essayé de traduire à l’écran la gestuelle et le déploiement des corps dans ces cadres qui évoluent.
On retrouve dans votre film la rigueur du trait de Bastien Vivès dans le soin apporté à la mise en scène. Jusqu’à quel point peut-on rester fidèle à l’œuvre originale et jusqu’où peut-on prendre des libertés ?
AP : Bastien nous a laissés totalement libres de notre film. Son médium à lui, c’est le dessin, la bande dessinée, pas le cinéma. Les enjeux dramaturgiques sont différents.
VM : Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la BD n’est pas un storyboard ! La difficulté supplémentaire par rapport à l’adaptation d’un roman, c’est que l’image est déjà créée. Il fallait donc se détacher complètement de cette dimension. Néanmoins, Bastien nous a livré une sorte de fil conducteur primordial pour bâtir notre film : traiter le rapport entre Polina et Bojinski, l’élève et son maître. On a conservé aussi la personnalité de Polina, que Bastien dessinait souvent avec des sourcils froncés, suggérant un caractère têtu, obstiné, dure avec les autres et dure avec elle-même. Une image qui nous a beaucoup aidés au moment du casting.
AP : C’était amusant de restituer à l’écran quelques images fortes de la BD, comme la couverture, avec Bojinski tenant la jambe de Polina lors de son cours, image que nous avons littéralement plaquée dans une scène. Mais dans l’ensemble, on a fait d’autres choix de mise en scène. Ce sont d’autres images, d’autres atmosphères. Par exemple, dans la BD, nous sommes plutôt dans l’univers théâtral alors que nous avons choisi de faire évoluer Polina dans le milieu de la danse contemporaine. Autre choix dramaturgique : nous voulions vraiment éviter que les figures tutélaires soient exclusivement masculines. L’héroïne débute la danse avec un maître qui lui apprend la rigueur de la danse classique, mais c’est une femme - la chorégraphe qu’interprète Juliette Binoche - qui lui apprend la liberté, la créativité, d’autres valeurs.
VM : Comme nous connaissons bien le milieu de la danse, on a voulu dans cette adaptation cinématographique que le parcours de cette petite danseuse représente aussi tous les champs de la danse. D’où la séquence à Anvers, quand Polina rencontre un autre chorégraphe qui est dans l’expérimentation, dans des choses bien plus radicales. Nous tenions à montrer tout ce qu’un danseur, qui a une formation de classique mais qui n’a pas envie d’être cantonné dans un univers, peut embrasser.
Pourquoi avoir choisi une fin différente de la bande dessinée ?
AP : Être chorégraphe, pour un danseur, c’est une position de création totale. Evidemment, un danseur est libre et créatif dans son interprétation, mais il danse des pas imaginés, pensés par quelqu’un d’autre. Nous avons choisi d’aller encore plus loin dans l’affirmation de la liberté et la créativité d’un danseur à travers le parcours d’une figure féminine, ce qui nous permettait de traiter d’un certain nombres de thématiques. Dans la bande dessinée, Polina devient danseuse étoile. Nous avons choisi d’en faire une chorégraphe car, si le milieu de la danse est féminisé – par exemple, il existe aujourd’hui une vraie parité à l’Opéra de Paris entre le nombre de danseurs et de danseuses étoiles -, la parité entre chorégraphes hommes et femmes n’existe pas. Les chorégraphes hommes sont plus nombreux. Ça commence à bouger mais on est encore loin du compte. Peut-être n’insistons-nous pas assez auprès des petites filles sur le fait qu’elles peuvent être aussi du côté démiurgique de la danse, et pas simplement de belles interprètes.
VM : Nous avons imaginé cette adaptation autour d’une jeune fille qui se construit sur ses fragilités, qui deviennent ses forces car ces fragilités font partie d’elle-même et font ce pourquoi elle est une artiste. Le fait d’avoir un personnage principal féminin était ainsi d’autant plus intéressant qu’il nous permettait d’évoquer le fait de devoir dépasser l’idée de la jolie danseuse pour être une créatrice, ne pas être toujours parfaite, d’avoir le droit de douter…
AP : C’est aussi ce que nous avons introduit par rapport à la BD : le caractère décisionnaire de Polina. Et l’espoir des parents de voir cette enfant devenir quelqu’un qui prend sa vraie place dans la société et le champ artistique. Par exemple, quand son père meurt alors que Polina est en perdition, ce deuil apparaît comme un élément déclencheur dans le scénario -qui n’existe pas dans la BD. A ce moment-là, elle décide de se prendre en main et de se confronter à son destin qui est de devenir une grande artiste.
Vous avez collaboré plusieurs fois ensemble (comme dans le court métrage Caché ou le documentaire Danser sa peine). Comment filme-t-on à deux ?
AP : J’aime bien travailler avec Valérie, mais elle ne le supporte pas (rires). Nos points de vue sont complémentaires. C’est non seulement très agréable mais aussi très efficace car sur un tournage, il y a tellement de chose à gérer ! Parler avec le chef opérateur après la prise, redonner aux comédiens des indications de jeux, entre mille et une autre choses. A chaque fin de prise, on se concerte et on part ensuite chacun de notre côté comme des torpilles ! Je m’occupe du cadre, Valérie des comédiens. C’est un gagne temps précieux.
VM : Sur un tournage, il faut faire des choix, tout le temps. Quand on a des doutes, être deux permet de discuter et de prendre des décisions plus rapidement. Nous avons une complicité qui fait qu’on ne s’embarrasse pas. On échange de façon très fluide. Evidemment, il y a des moments de tension… mais c’est aussi intéressant de se confronter.
AP : Pendant le tournage, nous sommes très vite venus à la conclusion qu’il y avait finalement trois films possibles : le sien, le mien, et celui qu’on ferait ensemble. On a considéré que cette dernière option donnerait le meilleur film. En revanche, lorsque je collabore uniquement comme chorégraphe sur un film de Valérie, comme dans Danser sa peine, je n’interviens absolument pas dans ses choix de mise en scène. De la même manière, lorsque je chorégraphie, Valérie n’a pas son mot à dire !
Comment expliquez-vous cette proximité entre la danse et le cinéma ?
AP : Il y a beaucoup de similitudes dans ces deux arts : le mouvement de la caméra, celui des corps dans les plans… Et il y a le rythme aussi, celui du danseur à travers ses mouvements, et le montage qui crée le rythme du film. Ces deux types d’écriture - du mouvement et du rythme - se retrouvent aussi bien dans la danse qu’au cinéma.
VM : Filmer les corps qui dansent, c’est filmer l’incarnation. Il existe un rapport très fort entre l’objectif de la caméra et le corps qui évolue dans ce cadre et qui incarne différemment, au-delà de la parole. La danse apporte une dimension supplémentaire au personnage. C’est pourquoi il y a toujours quelque chose qui se passe dès lors que l’un danseur se retrouve devant la caméra.
AP : Il y a en effet une espèce de contamination du cadre par le danseur. Avec la danse, on est dans la « physicalité », et non dans le discours. C’est un autre type de texte que celui du corps. Et c’est ce qui est magnifique à voir.
Existe-t-il une façon particulière de filmer la danse ?
VM : Cela revient à se demander comment filmer les corps. Faut-il utiliser un plan large, pour tout donner à voir ? A mon sens, pas seulement. On a choisi différentes étapes dans la façon de filmer les corps à travers la narration : les plans serrés nous ont servi à montrer le travail du danseur, comment il travaille un bras, un pied, un port de tête… Le danseur pense à chaque élément de son corps quand il s’entraîne. La caméra rend cette minutie à l’écran, qui correspond au regard du danseur quand il travaille face au miroir. Il détaille chaque partie de son corps pour aiguiser le mouvement. Pour toutes les phases de danse pure avec improvisation, nous avons opté pour un traveling avec plan large pour voir évoluer le corps de Polina dans le décor. De même, nous avons réalisé un plan séquence à la gru à la fin du film pour créer un effet de masse avec les corps en mouvement sur la chorégraphie.
Vous avez réalisé l’un et l’autre plusieurs films autour de la danse, que ce soit pour des documentaires, des films de fiction ou des captations. Quelle différence faites-vous en termes de réalisation ?
VM : Dans le documentaire, le réalisateur est au service du réel. On essaie d’être là au bon moment et on se fond dans le décor pour que la caméra puisse filmer des moments du réel qui font sens, sans qu’on intervienne au risque de pervertir le réel. Dans la fiction, c’est l’exact opposé, même si au cinéma, il faut faire croire à une certaine réalité, créer des éléments pour que tout fonctionne. On crée alors l’illusion d’une réalité toute fabriquée. Mais ce sont deux approches différentes bien qu’elle se rejoignent sur des considérations communes (le point de vue choisi – qui finalement, est celui du réalisateur -, la focale, le nombre de plans à définir…).
AP : En ce qui concerne les captations, on est entre deux eaux. Ce que l’on doit restituer, c’est ce que voit le spectateur. Le point de vue adopté est celui d’un spectateur privilégié, qui est en fait le spectateur-réalisateur. La caméra doit alors reproduire les mouvements de l’œil du spectateur qui zoome, se focalise sur le premier plan ou sur le côté droit ou gauche de la scène, dézoome… Dans la captation de mes spectacles, j’aime bien laisser le réalisateur faire son choix, s’emparer du spectacle et échanger après avec lui. Je n’aime pas trop réaliser des captations. Ou alors, je change de place, comme dans mon spectacle Blanche Neige : je ne suis plus dans un fauteuil de chorégraphe mais dans peau d’un réalisateur sur un plateau de cinéma.
POLINA
Angelin Preljocaj
Valérie Müller