Comment est née l’idée d’Effacer l’historique ?
Gustave Kervern : De nos propres problèmes d’inadaptation au numérique qui ont pu parfois nous conduire au burn-out. Je ne compte pas le nombre de fois où je me suis retrouvé à pleurer, seul dans mon coin, tellement j’étais paumé. A force de se mettre dans des états impossibles, à un moment donné, tu as envie d’en rire. Depuis nos débuts avec Aaltra, chacun de nos films est mu par une sorte de vengeance. Cette fois-ci, on se venge nous-mêmes de ce qu’on a pu endurer.
Benoît Delépine : On s’est donc mis à faire une liste de tout ce à quoi on a été confrontés et elle s’est révélée interminable. Au point qu’on a dû changer notre fusil d’épaule. Effacer l’historique reposait au départ sur un seul personnage principal. Mais il aurait fini par devoir faire face à trop de situations différentes. Alors on lui en a adjoint deux autres car on tenait à jouer sur l’accumulation des situations – ce qui a pu nous être reproché d’ailleurs au moment du scénario – pour comprendre dans quel piège étouffant cette société du tout-numérique peut vous conduire.
G.K. : Avec le sentiment d’isolement et d’immense solitude que cela entraîne, parce qu’en plus de ne pas savoir comment certains objets fonctionnent, on nous explique que tout le monde y arrive très facilement !
On retrouve dans Effacer l’historique un marqueur de votre cinéma : la mise en lumière d’antihéros écrasés par un système qui les dépasse. Est-ce que vous considérez vos films comme des gestes politiques ?
G.K. : J’ai le sentiment que notre cinéma parle de la majorité de la population française qui se trouve être une minorité dans le cinéma français. Parler de cette majorité invisibilisée peut en effet être vu comme un acte politique. Mais il l’est surtout parce qu’on sait d’où on parle. Ni Benoît, ni moi n’habitons un lotissement comme nos personnages. Mais on les connaît. A la fois par ce qu’on peut vivre dans nos quotidiens et grâce aux tournages de Groland où on nous accueille à chaque fois avec une gentillesse extraordinaire. Ces rencontres nourrissent nos films et notre manière de raconter cette France absente des grands écrans. Elles cassent aussi nos a priori sur la prétendue uniformisation de ces lotissements où, certes, toutes les maisons se ressemblent, mais pas leurs habitants.
Du coup, comment filmez-vous ceux que le cinéma français regarde aussi peu ?
G.K. : Beaucoup de choses se jouent lors des repérages qui sont, de tout le processus de fabrication d’un film, mon étape préférée. Parce qu’on y rencontre toute la diversité – ici des lotissements riches, moyennement riches et très pauvres – et que cela fait voler en éclats toutes les idées reçues qu’on a pu coucher sur le papier avant. Tu sonnes aux portes, les gens t’ouvrent et te font partager chaleureusement leur quotidien, échangent avec toi. Ça te permet de préciser ton histoire, de la rendre plus juste et plus vivante.
B.D. : Pour Effacer l’historique, on peut même dire que tout s’est joué dès le choix du lotissement ! Il y a eu énormément de films tournés dans le Nord, jouant sur les maisons en brique. Nous, nous souhaitions un lotissement universel, sans indication géographique. Comme des maisons du Monopoly
Et dans ce lotissement, vivent donc vos personnages qui ont fait partie du mouvement des Gilets Jaunes. C’était une volonté de vous inscrire dans cette actualité-là ?
B.D. : Pas dans le sens où vous l’entendez. En fait, on a écrit la première version du film avant le début de ce mouvement et on a vraiment été rattrapés par la réalité. A tel point que, si on avait tourné cette version-là du scénario, on aurait pu croire qu’on courait après une actualité qu’on avait d’une certaine manière pressentie. On ne voulait pas passer pour des suiveurs. Alors on a déplacé notre récit dans le temps en le transformant en film post-gilets jaunes où nos trois personnages – des voisins qui ne se connaissaient pas - se rencontrent sur un rond-point. Ce qui nous permet aussi d’aborder la problématique de la solitude qui caractérise la vie dans ces lotissements.
Comment est-ce que vous vous répartissez la tâche dans l’écriture ?
G.K. : Du début à la fin du processus, c’est vraiment du 50/50 ; on touche tous les deux à tout. Il n’y en a pas un qui s’occupe de la structure et l’autre des dialogues par exemple. Et ce depuis toujours. De même, la manière dont nos films naissent a toujours suivi la même logique : on commence par essayer de trouver une trame et une chute. Puis, à partir de là, on écrit chacun de notre côté – Benoît à Angoulême et moi à Paris. La seule chose qui a vraiment changé au fil des années et des films, c’est qu’on peaufine de plus en plus nos scénarios qui pouvaient tenir en quelques pages pour nos deux premiers longs : Aaltra et Avida. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Mais ce qui est génial, c’est que lorsqu’on met en commun ce qu’on écrit séparément, ça se marie immédiatement.
B.D. : S’il fallait parler d’une forme de singularité de notre cinéma, c’est que l’idée y prime sur le reste. Groland va avoir 30 ans et on travaille depuis 30 ans tous les jours sur l’idée. Peu importe qui écrit quoi. Et c’est la même chose sur nos plateaux de tournage. Ce n’est pas notre chef opérateur qui va décider d’un plan. On en discute évidemment avec lui mais de A à Z, tout vient de nous. On ne démarre jamais sa mise en boîte si on n’a pas une idée précise d’où on va. On ne trouve pas en faisant, mais bien en amont de chaque scène.
Effacer l’historique, qui sort le 26 août au cinéma, a reçu l’Aide sélective à l'édition vidéo (aide au programme) du CNC.