Le 25 septembre 42, le convoi 37 quitte Drancy pour Auschwitz. Parmi les prisonniers, un certain Bernard Tannenzaft. Comme beaucoup de ses compagnons d’infortune, l’homme de 56 ans mourra dans les camps de la mort peu après son arrivée. Tannenzaft ? La veille encore, c’était Natan. Bernard Natan, l’un des hommes forts du cinéma français, qui, du milieu des années 20 à l’orée des années 40 à la tête de la firme Pathé, va révolutionner une industrie cinématographique qui n’en était pas encore une. Mais en 1940 dans une France fraîchement occupée, le juif Bernard Natan né Tannenzaft en Roumanie en 1886, va subir une campagne de dénigrement menée par les autorités et la presse d’extrême-droite.
D’abord déchu de sa nationalité française acquise au mérite (engagé volontaire durant la Première Guerre mondiale et décoré), il sera interné puis déporté précipitamment pour mieux effacer sa trace. Pourtant, sans Bernard Natan, le coq emblème de l’entreprise Pathé aurait été déplumé dès les années 20, probablement remplacé par un aigle américain. Un documentaire, Natan, le fantôme de la rue Francoeur de Francis Gendron, offre aujourd’hui un portrait complet de cet homme. Il fait suite à un autre film découvert au Festival Lumière de Lyon en 2014, Natan de Paul Duane et David Cairns. Juste retour des choses pour cet entrepreneur victime de la barbarie à visage humain.
L’ascension…
Fils d’un couple propriétaire d’une cristallerie à Iași en Roumanie, Bernard Tannenzaft arrive en France au début du XXe siècle. L’homme né quasiment en même temps que les images animées pressent la révolution à venir. Il intègre la société Pathé comme chimiste et y exerce aussi le métier de projectionniste. La Première Guerre mondiale éclate, Bernard Tannenzaft s’engage dans la Légion étrangère. En 1921, il est naturalisé pour services rendus à la Nation et francise son nom. Bernard Natan a déjà son propre studio de cinéma, la Rapid-Film où il propose des bandes d’actualité et des métrages grivois (cette activité sera vite stoppée).
Au début des années 20, l’entreprise Pathé connaît une crise. La concurrence avec les majors américaines paraît inégale. Natan reprend bien vite les rênes de l’entreprise et développe ses activités. Il fait construire des studios rue Francoeur à Paris (locaux où est aujourd’hui installée la Femis) qui deviennent le lieu de tournage des grosses productions « maison » dont La merveilleuse vie de Jeanne d’Arc (Marco de Gastyne, 1929), Les Croix de bois (Raymond Bernard, 1932) ou encore Le Dernier Milliardaire (René Clair, 1934). La société rebaptisée Pathé-Natan accompagne toutes les révolutions techniques (parlant, couleur…), achète des salles de cinéma, développe des relations publiques et fait de chacun de ses « gros » films un évènement quasi national… Ainsi le président Paul Doumer invité à l’avant-première des Croix de bois à Paris, ne pourra retenir ses larmes devant ce film hommage aux combattants de la Première Guerre mondiale.
… puis la chute !
La crise américaine de 1929 et ses nombreuses retombées vont bientôt plonger l’Europe dans une incertitude économique. Le cinéma divertit certes, mais puisque tout a un coût, les tournages tremblent un peu. L’Etat français s’intéresse d’un peu plus près à cette industrie. La Gaumont concurrente directe de Pathé-Natan, étouffée par des dettes, dépose le bilan. Les yeux se tournent ensuite vers « la firme au coq ». « Qui est ce juif Bernard Tannezaft dit Natan à la tête du cinéma français ? » se demandent dès 1935 des plumitifs d’extrême-droite. L’entrepreneur est accusé de mauvaise gestion, on lui ressort son court passé de producteur de films licencieux pour mieux dresser une image sulfureuse de ce bon père de famille. Cette campagne de démolition entraînera un procès. Dans l’une des rares archives sonores qui existent de l’intéressé, il y a ces images émouvantes où dans le box des accusés, Natan se cache le visage avec un journal avant de s’adresser aux journalistes : « Ce n’est pas une comédie mais une tragédie ! »
Le film de Francis Gendron se termine sur la lecture d’une lettre écrite au ministre de la Justice par Bernard Natan depuis le fond de sa cellule à Fresnes où il retrace le fil de sa vie exemplaire et crie une dernière fois son amour pour la France. Une supplique restée sans réponse. Le nom de Bernard Tannenzaft figure aujourd’hui sur le mur des noms du mémorial de la Shoah à Paris.
Bernard Natan, le fantôme de la rue Francoeur de Francis Gendron, en salles le 19 juin 2019.