À quand remonte l’idée de La Bête ?
Bertrand Bonello : À 2017. Après Nocturama (2016), j’hésitais entre un mélo et un film de genre et j’ai finalement eu envie de mélanger les deux. Ce film a mis du temps à trouver sa forme. J’ai même envisagé d’en faire une minisérie. En cours d’écriture, je me suis arrêté pour réaliser Zombi Child (2019). Une fois le scénario terminé, on a connu plusieurs retards. Il a d’abord fallu s’adapter au planning de Léa [Seydoux]. Plutôt que d’attendre un an sans rien faire, j’ai réalisé Coma (2022). Par la suite, il y a eu le Covid. Puis il y a eu la mort brutale de Gaspard [Ulliel] qui devait tenir le rôle principal masculin. Le chemin a été long et peuplé de moments plus que douloureux, mais j’ai toujours pensé que ce film finirait par voir le jour.
Comment est née l’idée de confier le rôle à Léa Seydoux ?
Depuis Saint Laurent (2014), existe chez elle comme chez moi l’envie de travailler ensemble sur un film où elle tiendrait un rôle central. Léa est la seule actrice que je voyais crédible dans les trois périodes que le film explore. Elle possède un côté très intemporel tout en étant très moderne. Et puis elle a ce truc que j’adore : on ne sait pas ce qu’elle pense, même si elle est très expressive. Or, la caméra aime les mystères. Et pour ce film, le mystère était indispensable.
Vous vous êtes replongé dans l’écriture pour adapter le personnage ?
Non. Mais en amont, pendant l’écriture, j’ai souvent eu sa voix en tête. Elle a une très belle voix, une très belle diction, très douce, en français comme en anglais. J’avais donc sa musicalité à l’esprit, mais je ne réadapte jamais mes personnages à mes comédiens, sauf si, quand on fait une lecture, je sens que tel ou tel dialogue achoppe.
Était-ce un choix délibéré de resserrer le scénario sur le personnage de Léa Seydoux ?
Oui, son personnage a toujours été central. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle La Bête s’ouvre avec une scène sur fond vert. À travers ce geste, je pose les bases de ce qui va suivre : le virtuel, le voyage possible d’une époque à l’autre. Mais en plaçant Léa isolée sur ce fond vert, c’est aussi pour moi une manière de revendiquer que mon sujet, c’est elle. Ou plutôt elles, au pluriel : Gabrielle, son personnage, et Léa elle-même. Je savais d’emblée qu’elle serait absolument dans tous les plans, souvent seule. Que ça en ferait presque un animal traqué par la caméra.
Par ricochet, cela indique que La Bête dans la jungle, la nouvelle de Henry James que vous adaptez librement, est secondaire…
Ce que j’ai pris de La Bête dans la jungle et que je trouve merveilleux, c’est l’argument. Un personnage qui ne peut pas s’abandonner à l’amour parce qu’un truc atroce va arriver et tout détruire avant de s’apercevoir, mais bien trop tard, que ce truc atroce, justement, c'est l’amour ! Je trouve cet argument du mélodrame absolument bouleversant. Tout le reste est inventé. À mes yeux, la peur et l’amour sont des sentiments qui vont extrêmement bien ensemble. J’ai simplement poussé le curseur un peu plus loin.
Comment filme-t-on Léa Seydoux ?
C’est une actrice qui a une cinégénie incroyable. Mais je pars toujours non pas de l’actrice mais du cœur de la scène. C’est la grande phrase de Francis Ford Coppola : « Qu’est-ce que la scène en question doit raconter ? Le reste n’a aucun intérêt. » Se poser cette question, c’est aussi réfléchir à la manière dont je mets Léa à l’intérieur de la scène pour vraiment la cerner. Et sans répétitions, car Léa n’aime pas répéter. Je pense même qu’elle aime bien ne pas trop savoir de quoi la scène parle et découvrir, en jouant, quelle en est l’émotion. Elle n’anticipe jamais. On peut certes parfois perdre un peu de temps. Mais le gain, lui, est inestimable : rien n’est jamais feint. Léa s’abandonne dès que la caméra tourne.
Pourquoi avoir choisi George Mackay pour reprendre le rôle qui devait être tenu par Gaspard Ulliel ?
Une fois passé le choc de la mort de Gaspard, ma décision immédiate a été de ne pas le remplacer par un comédien français pour qu’il n’y ait aucune comparaison possible. Sans quoi je n’aurais pas pu faire le film. J’aurais passé mon temps à imaginer comment Gaspard aurait joué telle ou telle scène… Pour choisir George, par-delà son talent, j’ai eu besoin de le voir avec Léa. Une seule scène m’a suffi pour être certain de leur alchimie.
Comment travaillez-vous avec vos comédiens ?
Mon premier travail, c’est de définir le besoin de chaque acteur. Certains demandent beaucoup d’indications psychologiques, d’autres n’en veulent pas et ont juste besoin de trois mots. Mais il faut les trouver ces trois mots-là ! (Rires.) Patrice Chéreau disait une phrase très juste : « Un acteur, c’est une serrure, et moi j’ai un énorme trousseau de clés où une seule rentre, il faut juste la trouver. » Pour cela, il me faut à chaque fois deux ou trois jours pour cerner leurs besoins. Pour La Bête, je recevais quotidiennement des mails de George [Mackay] avec des questions extrêmement précises, alors que je sais pertinemment qu’à l’inverse, Léa n’a ouvert aucun des mails où je lui envoyais des références possibles pour son personnage.
Dans quel ordre s’est déroulé le tournage ?
On a commencé par la période 1910 à la fin de l’été, puis on a enchaîné avec la période 2044 car on voulait rester à Paris et ensuite on a tourné la période 2014 qui se situe à Los Angeles. Deux nuits sur place puisque tous les intérieurs ont été filmés dans le sud de la France.
Est-ce que votre scénario évolue au fil du tournage puis du montage ?
Non. Et le film terminé est extrêmement proche du scénario. Je suis quelqu’un de très laborieux. Comme je travaille beaucoup mes scénarios, ils sont compliqués à bouger ensuite car ils sont construits comme des puzzles, particulièrement ici. D’autant que sur un plateau, je ne me couvre pas, je fais beaucoup de plans-séquences, donc énormément de scènes qui ne sont montables que d’une manière. Pour vous donner une idée, au montage, je n’ai coupé que cinq plans. Il y a quelque chose de très mathématique dans la construction, mais aussi un désir de proposer un voyage au spectateur. La durée assez longue du film (2 h 25) participe aussi à cela, aide à ce que l’on puisse se perdre.
Ce film semble aussi jouer avec toutes vos œuvres précédentes. On y retrouve de L’Apollonide autant que du Coma, voire du Zombi Child. C’est quelque chose que vous faites consciemment ?
Il y a un côté film-somme que j’assume, même si je ne l’ai pas pensé ainsi. Mon seul désir ici était de ne rien m’interdire. Par contre, je sens que La Bête marque la fin d’un cycle. Qu’il constitue l’aboutissement de nombreuses obsessions formelles et narratives. Je ne peux pas aller plus loin. C’est d’ailleurs la première fois que je termine un film sans avoir une idée de ce que sera le suivant.
LA Bête
Réalisation : Bertrand Bonello
Scénario : Bertrand Bonello, Guillaume Bréaud, Benjamin Charbit d’après l’œuvre de Henry James
Photographie : Josée Deshaies
Musique : Bertrand et Anna Bonello
Montage : Anita Roth
Production : Arte France Cinéma, Les Films du Bélier, My New Picture, Sons of Manual
Distribution : Ad Vitam
Ventes internationales : Kinology
Sortie le 6 février 2024
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