Sauve qui peut (la vie) de Jean-Luc Godard (1980)
Tout commence par un changement de parcours. Quand, en 1970, alors en fac de droit, Gabriel Yared décide de tout plaquer, à 21 ans, pour aller étudier à l’École normale de musique de Paris. Il part ensuite pour le Brésil pendant dix-huit mois, avant de revenir en France embrasser une carrière de musicien. « À l’époque, je ne songeais pas à composer pour le cinéma. De retour à Paris, j’ai été embauché comme orchestrateur pour Johnny, Aznavour… avant de m’orienter vers la production et la réalisation d’albums. » L’un de ces disques va compter plus que les autres : Star de Françoise Hardy. On est en 1977. C’est le début d’une longue collaboration, d’une amitié indéfectible et la passerelle inattendue vers le 7e art grâce à Jacques Dutronc. « C’est Jacques qui a parlé de moi à Jean-Luc Godard. Avec une bonne part de provocation, car Godard lui avait expliqué chercher un compositeur classique pour Sauve qui peut (la vie). Tout le contraire de l’autodidacte que je suis. » Mais Gabriel Yared ne se démonte pas et va rencontrer le cinéaste et son producteur Marin Karmitz. « Je connaissais mal son cinéma, j’avais vu peu de ses films, car j’avais consacré tout mon temps libre à apprendre la musique. » Le premier échange ne se passe pas très bien. « Godard m’explique son film et me dit qu’il veut que je prenne les huit premières mesures de l’ouverture de l’Acte 2 de l’opéra de Ponchielli, La Gioconda, pour les orchestrer de manière différente. Je lui réponds du tac au tac que cela ne m’intéresse pas et lui suggère de prendre quelqu’un d’autre. » Le musicien demande quand même à voir ses images. Mais il obtient une fin de non-recevoir du cinéaste qui lui assure que ça n’en vaut pas la peine et que lui en parler suffira. Gabriel Yared rentre chez lui avec la certitude que cette collaboration ne verra jamais le jour. Sauf qu’une semaine plus tard, il reçoit un mot de Godard, lui expliquant qu’il a beaucoup aimé leurs échanges et qu’il est d’accord pour qu’il compose aussi des morceaux originaux. « Je commence donc à travailler, mais sur rien ou presque. Sur des adjectifs qu’il m’a donnés, mais aucune image. Sauf que ses mots sont incroyablement inspirants. Et je me retrouve à enregistrer devant lui cette musique avec juste un synthétiseur et un piano. Il ne dit alors pas un mot et repart avec les bandes. Il s’occupera tout seul de monter ses images sur ma musique. » Ce geste inaugural guidera, par réaction, la suite de sa carrière. « Pour moi, le musicien est un des coauteurs du film. Je n’aime pas arriver dans la dernière ligne droite. Un travail en amont avec le réalisateur me paraît indispensable pour pouvoir parfois influencer le découpage ou le scénario. Même si la moitié de ce que j’ai composé n’est pas retenu, ce n’est pas grave. »
37° 2 le matin de Jean-Jacques Beineix (1986)
Après le film de Jean-Luc Godard, Gabriel Yared enchaîne les musiques de films pour Christian de Chalonge (Malevil), Romain Goupil (La Java des ombres), Costa-Gavras (Hanna K), jusqu’à une nouvelle rencontre décisive, avec Jean-Jacques Beineix. « Il m’a contacté après m’avoir vu diriger des extraits de Sauve qui peut (la vie) et de Malevil dans Le Grand Échiquier. J’ai écrit pour lui la musique de La Lune dans le caniveau. Ensuite, il m’a parlé de son envie de faire un film plus intimiste en adaptant le livre de Philippe Djian. » Un tout autre exercice, où il passe de 80 à 5 musiciens, qui lui vaut sa première reconnaissance publique et sa première nomination aux César. « La BO de 37° 2 est nourrie de nos passions communes pour Marvin Gaye, les Beatles, la musique brésilienne. J’ai eu l’impression de revenir à mes premières amours musicales, à mes racines. J’y ai mis tout le sens mélodique et harmonique que j’avais à offrir à cette histoire d’amour condamnée à l’échec. » Mais il sait aussi s’adapter aux capacités de Béatrice Dalle et de Jean-Hugues Anglade à jouer au piano pour imaginer le thème central. « Jean-Hugues savait jouer, mais pas Béatrice. J’ai donc écrit pour elle une gamme qu’elle allait pouvoir interpréter sans rien maîtriser du solfège. »
Camille Claudel de Bruno Nuytten (1988)
Parmi les admirateurs du travail de Gabriel Yared, Isabelle Adjani va se manifester en personne. « Elle m’avait écrit pour demander à me voir alors que j’étais aux États-Unis. Je l’ai rencontrée à mon retour à Paris. Elle m’explique alors que le montage de Camille Claudel est déjà en cours et qu’avec Bruno, ils ont placé sur les images des musiques préexistantes signées Benjamin Britten et Anton Bruckner. » Gabriel Yared lui demande de voir le film. Un choc. « Cette version faisait quatre heures, et j’ai été illuminé par ce que j’ai vu. » Le compositeur visionne le film une seconde fois, et, dans la foulée, fait une proposition au cinéaste et à la comédienne : « Je leur explique que je ne vais pas faire de la musique à l’image près. Le sujet est si beau et les acteurs tellement fabuleux que ce serait un contresens. Je tenais vraiment à rendre un hommage à ces deux duos d’artistes, Rodin et Camille Claudel d’un côté, Gérard Depardieu et Isabelle Adjani de l’autre. » Il imagine donc des morceaux pour un ensemble de cordes. Trois ou quatre thèmes différents. Un mois et demi plus tard, il fait venir chez lui Isabelle Adjani et Bruno Nuytten pour écouter ses compositions. Il s’est arrangé pour laisser des respirations, afin de les convaincre de garder les morceaux dans la longueur, sans couper. Enthousiaste, le couple accepte et Gabriel Yared part enregistrer sa musique à Londres avec 16 premiers violons, 14 seconds violons, 12 altos, 10 violoncelles, 8 contrebasses et un quatuor à cordes. « De toutes les musiques de film que j’ai composées, celle de Camille Claudel est ma préférée. Les délais étaient pourtant courts, mais la confiance d’Isabelle et de Bruno m’a porté. » Camille Claudel lui vaudra une nouvelle nomination aux César où il s’inclinera face à Éric Serra pour Le Grand Bleu. Il devra attendre 1993 et L’Amant pour être récompensé.
Le Patient anglais d’Anthony Minghella (1997)
La réputation de Gabriel Yared a évidemment largement dépassé les frontières françaises. Dès la fin des années 80, Robert Altman fait appel à lui pour Beyond Therapy et Vincent et Théo. Sept ans plus tard, Anthony Minghella décide de lui confier la musique de son adaptation de L’Homme flambé, le roman de Michael Ondaatje. Son producteur Saul Zaentz a beau ne pas vouloir entendre parler d’un compositeur français, rien ne va arrêter le cinéaste britannique, qui fait le voyage jusqu’à L’Île-aux-Moines où vit alors le musicien. « Il a débarqué avec son script, me l’a lu, m’a parlé de ses inspirations : l’Orient, Bach, Puccini… Puis il m’a laissé bosser avant de revenir écouter ce que j’avais composé quelques semaines plus tard. » Emballé, Anthony Minghella emmène alors Gabriel Yared aux États-Unis afin qu’il interprète ses créations devant Saul Zaentz. « J’étais dans un petit théâtre, j’ai joué de tous les instruments et même fait les chœurs ! » Ses efforts ne sont pas vains. Zaentz l’engage. Et le musicien repart s’enfermer sur son île pendant neuf mois, envoyant régulièrement ses bandes aux États-Unis par Fedex. Le résultat sera récompensé par un Oscar. Gabriel Yared retrouvera Anthony Minghella pour ses trois autres films : Le Talentueux Mr Ripley, Retour à Cold Mountain et Par effraction. Mais il n’aura pas toujours la même chance à Hollywood où après une projection test, les producteurs de Troie mettront à la poubelle ses compositions pour le remplacer par James Horner. Depuis, Gabriel Yared n’a pas été renommé aux Oscars, y compris l’an passé pour la musique de Judy. Cet oubli pourrait être réparé dès 2021 avec la musique de Broken Keys, le film de son compatriote libanais Jimmy Keyrouz, labellisé Cannes 2020, et qui devrait représenter le Liban dans la course aux Oscars.