La caméra comme une arme. L’image peut sembler déjà vue ; elle illustre pourtant bien la philosophie et le parcours de celui qui fit ses classes au sein du (remuant) centre de formation Kourtrajmé. C’était il y a près de 22 ans. La Haine venait tout juste de sortir. Électrisée par le film de Mathieu Kassovitz, une poignée de potes se côtoyant depuis l’enfance décide alors de se regrouper pour faire du cinéma coup de poing, sur le vif, sans complexes.
Ils sont encore adolescents et se nomment Ladj Ly, Romain Gavras, Kim Chapiron ou encore Toumani Sangaré – à son apogée, la bande, notamment soutenue par Vincent Cassel et Mathieu Kassovitz, comptera plus de 130 membres plus ou moins proches et actifs. Leur énergie donnera naissance à une ribambelle de clips et courts métrages en commun, avant que chacun ne vole de ses propres ailes tout en continuant de porter les couleurs du collectif.
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Au départ acteur dans les réalisations de ses collègues (dont Sheitan, le premier long de Kim Chapiron), Ladj Ly s’empare ensuite de la caméra pour immortaliser les coulisses des films et signer quelques making ofs. Il ne la lâchera plus.
Filmer pour témoigner
Retour en arrière. Ladj Ly naît en 1980 à Paris. Cinq frères et soeur. Mère au foyer. Père éboueur à la Mairie de Paris. Il grandit dans la cité des Bosquets, à Montfermeil. « Enfant, on ne se rend pas forcément que l’environnement dans lequel on vit n’est pas « normal », raconte Ladj Ly. J’en garde donc plutôt de bons souvenirs et surtout le sentiment d’une grande liberté. C’est en grandissant que j’ai compris que nous vivions dans un quartier vraiment dur. Dans les années 80, l’héroïne y faisait des ravages. Sida, overdoses… Beaucoup de gens sont morts. Il y avait par ailleurs des relations entre les différentes communautés qui pouvaient être tendues. Puis, dans les années 90, la mixité sociale a disparu : Antillais et Portugais ont quitté le quartier, ce qui a augmenté la ghettoïsation ».
Ladj Ly suit un parcours scolaire similaire à celui de beaucoup de ses amis. Orienté vers une filière professionnelle destinée à en « faire de la main d’œuvre » après la 3eme, il suit une première année de BEP mais déclare forfait en cours de route. Il a alors 17 ans, se retrouve « à la rue » et enchaîne les formations (peinture, électricité, nettoyage industriel) sans trouver sa voie. Parallèlement, Kourtrajmé s’est créé. Au tournant des années 2000, Ladj Ly décroche une formation intitulée « multimédia et vidéo ».
Des making-ofs pour ses potes, il passe ensuite à la réalisation. Et enchaîne les projets documentaires : 365 jours à Clichy-Montfermeil, consacré aux émeutes de 2005 et à leurs conséquences, le docu-fiction Go Fast Connexion, puis 365 jours au Mali, témoignage filmé en 2012-2013 dans le nord du Mali (pays d’où sont originaires ses parents), « région en plein ébullition où djihadistes, milices et Touaregs se préparent à la guerre ». Il travaille également sur plusieurs projets avec JR.
A tort ou à raison, Ladj Ly est perçu comme le membre le plus engagé de Kourtrajmé. « Militant », écrit à propos de lui Télérama. Le principal intéressé préfère botter en touche. « C’est ce que l’on dit, mais je ne sais pas… J’essaie d’être un témoin, d’apporter une voix, de montrer ce qu’il se passe dans les quartiers. Mais est-ce que cela fait de moi quelqu’un d’engagé ? A partir du moment où l’on essaie de dire quelque chose, que l’on prend un peu position, on est qualifié de militant… ». Au fond, peu importe.
Copwatcher
Avec Les Misérables, le réalisateur franchit un nouveau cap en signant son premier court métrage de fiction pure. L’idée de cette histoire écrite en 5 jours et tournée en 6 vient de l’habitude de Lady Ly de faire du « copwatching ». « Pendant plusieurs années, j’ai filmé les policiers pendant leurs interventions, parfois en étant caché, d’autres fois non, pour éviter que la situation ne dégénère ». Un jour, il « immortalise » une bavure, au cours de laquelle un jeune homme menotté est passé à tabac. Il poste la vidéo sur internet. Les policiers seront finalement condamnés.
Les Misérables se fonde sur cette expérience. Au cours d’une intervention dans la cité des Bosquets, des policiers de la BAC violentent un adolescent. Le court métrage montre cette bavure, filmée par le drone d’un ado, et ses conséquences directes.
Également co-réalisateur du documentaire A voix haute – La force de la parole avec Stéphane de Freitas, Ladj Ly pourrait potentiellement faire main basse sur deux César. Loin de se reposer sur ce début de reconnaissance, il multiplie par ailleurs les pistes de projets : du court, du documentaire... mais aussi du long métrage. Un premier film avec JR (sortie en salles espérée cet été) et une adaptation en long des Misérables, actuellement en écriture… Jusqu’ici, tout va bien.
(1) Kourtrajmé est un collectif nébuleux d'artistes et une société de production œuvrant dans l'audiovisuel, créé en 1995, auteur de nombreux courts métrages et clips. Parmi son "noyau dur" on retrouve notamment les réalisateurs Kim Chapiron (Dog Pound, Sheitan, La Crème de la crème), Romain Gavras (Notre jour viendra) et, donc, Ladj Ly.
Cinq films qui ont marqué Ladj Ly
- La Haine, de Mathieu Kassovitz : « C’est le premier film sur les banlieues, et il est assez juste. On pouvait s’y identifier et il traitait des violences policières, déjà, il y a 20 ans. Forcément, cela nous parlait : de nos vies, de nos histoires… Tout m’a marqué dans ce long métrage, des acteurs à la réalisation. C’est aussi ce qui nous a donné envie de faire des films. Je l’avais vu au cinéma, à Rosny-sous-bois. Nous étions venus en bande le voir, on devait être une vingtaine… A l’époque il y avait vraiment de l’ambiance dans les salles ! »
- Do the Right Thing, de Spike Lee
- La Cité de Dieu, de Fernando Meirelles et Katia Lund
- New Jack City, de Mario Van Peebles
- Notre jour viendra, de Romain Gavras