À quand remonte votre rencontre avec Leos Carax ?
Charles Gillibert : Nous nous étions croisés plusieurs fois dans le passé, mais c’est au moment de la production d’Annette (2021) qu’il est venu me voir pour me proposer de travailler ensemble. Le projet était très ambitieux et difficile à développer. Nous avons donc décidé de surmonter tout ce qui semblait impossible à réaliser.
Qu’est-ce qui vous a décidé à le suivre ?
Les relations d’un producteur avec un cinéaste passent souvent par des chemins très concrets. Au moment de la production d’Annette, il était d’abord question de temps et d’argent. Mon devoir de producteur était non seulement de comprendre la sensibilité de Leos Carax, mais aussi de jauger sa sincérité de cinéaste et ainsi d’essayer de saisir ce qui le guide, ce qui lui donne envie de travailler… Je pouvais me référer au scénario d’Annette que je trouvais magnifique. Leos Carax, qui pouvait m’apparaître alors assez sombre, se révélait soudain plus lumineux, positif, animé d’un réel élan de vie. Bref, sincère. Je sentais que ce qu’il racontait le touchait directement.
Comment travaillez-vous en binôme ?
Leos Carax ne se dérobe pas. Il est très direct et assume les problèmes à résoudre. Cette clarté me convenait. Leos connaît très bien ses capacités de cinéaste et assume ses incertitudes. C’est un cinéaste qui expérimente sans cesse. Ensemble, nous travaillons à trouver la meilleure façon d’obtenir ce que l’on cherche. Nous sommes dans le concret et dans l’action.
Comment ce besoin d’expérimenter se traduit-il ?
Leos ne peut se contenter de visions théoriques, il lui faut travailler sa matière avec ses techniciens. Il doit passer du temps avec les acteurs, vivre avec eux les scènes, de façon très artisanale. Une idée doit s’incarner si nous voulons la valider. Ce besoin d’expérimentation est pleinement vécu par tous. Nous ne brûlons pas les étapes. Et tant pis si ce travail rajoute des coûts de production et de la fabrication. Ce temps est précieux et nourrit la création.
Dans une interview récente sur France Inter, Leos Carax disait rechercher « des gens qui comprennent son chaos ». Qu’en pensez-vous ?
Cette phrase exprime parfaitement l’idée d’incertitude et d’expérimentation que je viens d’évoquer. Rien n’est jamais garanti. Je n’emploierais pas le mot « chaos » car son travail est finalement très organisé. Leos est entouré de gens très compétents qui le connaissent bien. Ses tournages sont habités par un esprit très collectif. Tous ceux qui y collaborent sont prêts à vivre l’aventure. Cela implique de sa part une grande intégrité artistique. J’aime revenir à l’idée fondamentale que le cinéma, c’est avant tout des artistes au travail. La liberté de création ouvre le champ des possibles, pas seulement pour le cinéaste, mais pour tout un groupe.
Quelle est la genèse de C’est pas moi ?
Le Centre Pompidou avait approché Leos il y a plusieurs années avec l’idée de réaliser une exposition à partir de son travail. Le projet est resté en sommeil. Il y a deux ans, nous avons commencé à nouveau à y travailler avec Léos et Caroline Champetier, sa directrice de la photographie depuis Tokyo !. Il était alors question d’installations d’art plastique, de diverses performances et d’un film d’une quinzaine de minutes autour de cette question posée par le musée : « Où en êtes-vous Leos Carax ? ». Pour diverses raisons, ce projet très ambitieux n’a malheureusement pas pu se réaliser. L’idée du film est toutefois restée. Nous voulions, en effet, aller au bout du geste. Finalement, cet autoportrait synthétise toutes les pistes que nous avions explorées pour l’exposition. La durée a donc logiquement augmenté avec un mélange de scènes de fiction tournées spécialement pour elle, d’anciennes vidéos de Leos, des extraits de films et des collages…
En qualité de producteur, quelle a été votre marge de manœuvre dans la conception d’un film qui, par définition, restait très intime ?
Leos a travaillé de son côté sur son ordinateur, de façon très artisanale, très légère, très libre. C’était un travail très joyeux. Pour nous aider à trouver des financements, il a écrit une note d’intention sous la forme d’une lettre. Nous avons reçu le soutien de partenaires qui comprenaient cette démarche d’auteur. Je pense notamment à Arte, aux Films du Losange, à Chanel qui était déjà partenaire de l’exposition initiale, ou encore au CNC. Négocier les droits des films et des musiques dont Leos voulait utiliser des extraits a été la mission la plus délicate. Là encore, il a fallu expliquer notre démarche à des ayants droit qui n’étaient pas forcément familiers avec son univers. Nous avons dû trouver le bon équilibre entre les coûts de fabrication et l’exploitation future du film.
L’inspiration de Jean-Luc Godard a-t-elle été revendiquée au cours du processus de fabrication du film ?
Non, cette filiation n’a pas été directement discutée pendant sa préparation. J’ai suivi au fur et à mesure l’avancée du montage. Mais les références de Leos sont connues et sa relation avec l’œuvre de Godard est très forte.
L’idée d’exploiter C’est pas moi en salles était-elle présente dès le début du projet ?
Elle l’est devenue très naturellement. En littérature, il y a des nouvelles, des poèmes, des romans plus ou moins longs… Au cinéma c’est la même chose, la durée d’un film n’est pas un gage de qualité, a priori. J’ai toujours aimé produire des œuvres avec des formats singuliers. La salle doit rester un endroit privilégié pour les films et offrir l’opportunité d’accueillir ce type de projets. Nous avons fait confiance à l’expérience des Films du Losange, et de Régine Vial en particulier, pour trouver la meilleure façon de programmer le film. C’est pas moi ne devait pas s’inclure dans un programme : l’expérience du film devait garder son autonomie.
Estimez-vous qu’il s’agît de l’œuvre la plus intime de Léos Carax ?
Oui. Cela tient à la sincérité évoquée plus haut. Le geste artistique de Léos Carax est spontané. La question « Où en êtes-vous ? » impliquait une réponse directe, sans détour. Leos est ici dans son époque, impliqué dans son travail, dans sa vie familiale, dans sa vie de père. Pier Paolo Pasolini avait été lui aussi amené à répondre à cette question. Nous y pensons beaucoup en voyant C’est pas moi. J’aime quand les cinéastes filment comme s’ils peignaient. C’est pas moi est un rêve de cinéaste.
Comment la marionnette d’Annette a-t-elle été intégrée au film ?
La séquence arrive après le générique de fin, comme détachée du reste de l’oeuvre. Leos avait envie de retrouver les marionnettistes Romuald Collinet et Estelle Charlier, de véritables athlètes. C’est là encore l’esprit d’aventure collective et le plaisir de la fabrication qui ont guidé ce choix. Tous les films de Leos Carax ont une dimension enfantine, enthousiaste.
C’est pas moi
Réalisation et scénario : Leos Carax
Image : Caroline Champetier
Marionnettistes : Romuald Collinet, Estelle Charlier
Costumes : Pascaline Chavanne
Production : Charles Gillibert (CG Cinema), Leos Carax (Theo Films)
Distribution : Les Films du Losange en association avec Scala Films
Ventes internationales : Les Films du Losange
Sortie le 12 juin 2024