Vous êtes depuis trois ans déléguée générale de Cinéma pour tous. Pour quelles raisons avez-vous rejoint l’association ?
Clémentine Charlemaine : Je travaillais depuis une dizaine d’années dans le secteur de la production cinématographique. Tout au long de ce parcours j’ai peu à peu ressenti un besoin très fort d’être plus directement au contact du public, de participer au quotidien à un engagement citoyen. Les longs métrages que j’avais accompagnés jusque-là transmettaient des valeurs auxquelles je croyais mais ils finissaient par nous échapper au moment de leur sortie, avec parfois la frustration qu’ils ne touchent pas plus de monde. L’idée était donc d’être là au moment où les spectateurs découvrent les films en salles. Pour certaines personnes le cinéma n’est pas une priorité, elles n’ont tout simplement jamais eu vraiment l’occasion d’y aller et d’aiguiser leur regard. Je sentais donc que je pouvais me rendre utile et inciter un nouveau public à se rendre dans les salles. Il y a trois ans j’ai été mise en contact avec Brigitte Aknin, alors déléguée générale de Cinéma pour tous qui cherchait justement quelqu’un pour prendre le relais au sein de l’association. J’ai immédiatement été séduite.
Quelles sont les missions de Cinéma pour tous ?
Le but de l’association est d’inviter des jeunes issus des quartiers prioritaires à découvrir des films en salles. Nous les incitons à franchir les barrières du périphérique, comme à Paris, et à investir des salles auxquelles ils n’ont pas accès d’ordinaire. Nos missions s’étendent aussi à Lyon et Rouen. Nous préparons une antenne à Marseille. Il est important que ces jeunes éloignés des centres-villes s’y sentent à leur place. Le cinéma permet de mettre tous les jeunes à égalité. Depuis sa création, Cinéma pour tous répond à un besoin, d'où son succès. La clé tient aussi à une collaboration étroite avec les professeurs, les encadrants. L'association répond par ailleurs à des enjeux très actuels qui se jouent dans les salles de classe. Une fois dans une salle, les lumières s’éteignent, le film commence, tout le monde regarde dans la même direction, les uns à côté des autres. C’est à la fois un moment de partage et de concentration. À l’issue de ces projections intégralement gratuites, nous organisons un débat avec les auteurs du film ou les interprètes. C’est un moment d’exception propre à éveiller la curiosité, à développer le goût de la découverte et à susciter pourquoi pas, une passion du cinéma en salles. Cette immédiateté et cette humanité véhiculées par l’association répondent à cette urgence que j’évoquais plus haut. Cinéma pour tous est en lien direct avec l’industrie du cinéma puisque nous achetons au préalable les places. Nous participons donc activement au fonctionnement vertueux du système de financement des films en France.
Comment sont sélectionnés les jeunes invités aux projections ?
Nous travaillons avec notre propre réseau de 500 professeurs de collèges et de lycées mais aussi des animateurs, des éducateurs, certains spécialisés dans la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ)… Chaque année, nous touchons près de 5 000 jeunes, entre 12 et 20 ans. Certains d’entre eux ne sont jamais allés au cinéma de leur vie. Nos séances ont lieu en dehors du temps scolaire, au moment de la sortie du film choisi, généralement le premier mercredi de son exploitation à la séance de 14 heures.
Quel est le rythme de ces projections ?
Une par mois. Elles peuvent également se décliner sous différentes formes. Durant les mois d’été, nous fournissons à des structures associatives ce que nous appelons des « valises ». Celles-ci contiennent quatre films en DVD, choisis selon leur pertinence et leur thème. Chacune de ces « valises » est accompagnée d’un livret explicatif. Ces structures peuvent ainsi organiser leurs propres projections pour des jeunes qui n’ont pas la chance de partir en vacances. Nous travaillons également avec le musée de l’Histoire de l’immigration [au palais de la Porte-Dorée dans le 12e arrondissement de Paris – ndlr], avec lequel nous mettons en place des projections virtuelles comprises dans le temps scolaire. De cette manière, nous pouvons aussi toucher des jeunes venant des milieux ruraux par exemple.
Selon quels critères sont sélectionnés les films que vous projetez ?
Dans la mesure du possible nous choisissons des films d’auteurs francophones. Ils doivent être grand public et véhiculer des thématiques et des valeurs positives : la tolérance, le partage… Nous espérons impulser l’amour du cinéma et de la salle de cinéma en les rendant accessibles. Les films doivent évoquer des choses qui touchent les jeunes directement. La représentation des minorités à l’écran par exemple est un sujet central. La projection de Divertimento de Marie-Castille Mention-Schaar a été ainsi l’occasion pour une jeune d’Épinay-sur-Seine de raconter comment ce récit lui a redonné espoir. Comme l’héroïne du film, elle était inscrite au conservatoire et avait l’impression de détonner dans ce milieu. Ces deux dernières années nous avons proposé des films aussi variés qu’À la belle étoile de Sébastien Tulard, Sage-Homme de Jennifer Devoldere, Ma part de Gaulois de Malik Chibane, et plus récemment Un p'tit truc en plus d’Artus.
Les jeunes sont-ils réceptifs ?
Pour les accompagner au mieux, nous essayons de les connaître, de comprendre ce qu'ils ressentent et d'accueillir leur vision du monde... Nous sommes en lien constant avec notre réseau d’encadrants pour alimenter notre réflexion. Notre but est donc de leur donner la parole. Une parole qui bien souvent leur est confisquée. Ils s’exercent ainsi à intervenir en public. En cela, le concours d’écriture que nous organisons chaque année s’imbrique dans cette action. Nous demandons aux participants d’écrire un petit texte sur leur rapport au cinéma. Ils sont jugés sur la sincérité de leur propos. Cette année, nous avons d’ailleurs fait le choix d’un film événement à l’occasion de sa sortie : Vice-versa 2 de Kelsey Mann. Dans le cadre de notre collaboration avec le musée national de l’Histoire de l’immigration, nous sommes moins soumis à un calendrier des sorties. Nous avons ainsi programmé : Good Luck Algeria (Farid Bentoumi, 2015), La Cour de Babel (Julie Bertuccelli, 2013) ou encore Allons enfants (Thierry Demaizière et Alban Teurlai, 2022).
En quoi consiste ce concours d’écriture ?
Le concours est né dans la continuité de la création de l’association Cinéma pour tous. L’idée est que les jeunes nous transmettent leur rapport au cinéma, l’impact que les films peuvent avoir dans leur vie. Les textes ne doivent pas dépasser trente lignes. Ce n’est pas tant le style que nous jugeons que la portée du témoignage. Il y a deux ans, une lauréate nous a ainsi expliqué que la découverte du Diable s’habille en Prada avait décidé de sa volonté de faire du stylisme, une vocation qu’elle s’était interdite jusqu’ici faute de connaissances de ce milieu. Une autre originaire du Liban a découvert avec Papicha de Mounia Meddour, un film si inspirant qu’il a impulsé son envol et sa décision de quitter son pays d’origine pour s’installer à Paris. Cette année, une fille engagée dans une filière scientifique s’est tournée vers l’écriture, sa passion première. Le long métrage Écrire pour exister (Richard LaGravenese, 2007) a poussé cette réorientation. Je peux aussi évoquer ce très beau texte autour d’Elephant Man de David Lynch qui a été primé cette année. L’auteure issue des quartiers Nord de Marseille évoque une amie ayant une malformation faciale. Cette dernière s’est suicidée ne supportant pas le regard des autres. Ces histoires sont bouleversantes et puissantes. Depuis deux ans, nous sommes soutenus par Netflix et les membres de la plateforme qui ont participé au jury nous ont indiqué que la lecture des textes avait donné davantage de sens à leur travail. Ces textes offrent un regard très intime de la jeunesse sur le cinéma.
Qui sont les membres du jury ?
Ils sont composés par des membres de l’association dont la fondatrice Isabelle Giordano et l’ancienne déléguée générale, Brigitte Aknin, mais aussi des étudiants, des producteurs, des réalisateurs, des scénaristes de cinéma… Il y avait cette année une coordinatrice culturelle à la mairie de Saint-Ouen, des responsables d’associations… Le jury 2024 était présidé par la comédienne et humoriste Claudia Tagbo.
Que remportent les lauréats ?
Pour ce concours nous avons la chance d’être soutenus par différents partenaires dont L’Oréal Paris. Certains lauréats du concours sont ainsi invités à passer vingt-quatre heures au Festival de Cannes dans la peau d’une égérie L’Oréal : maquillage, coiffure, montée des marches, nuit au Martinez… C’est un week-end de rêve pour des jeunes qui très souvent n’ont jamais pris l’avion. Les autres prix sont, par exemple, la privatisation d’une salle de cinéma pour la diffusion du film de son choix, des tickets de cinéma, un vidéoprojecteur, des affiches de films… Pour cette édition 2024, notre concours a enregistré 185 participations. Nous essayons par ailleurs de rester le plus possible en contact avec les anciens lauréats, d’être à leur disposition si besoin. Une des lauréates d’un précédent concours, Donia Amamra, est la fondatrice de Meet My Mama, un traiteur engagé pour les évènements d’entreprise qui met en valeur les cuisines du monde.
Cinéma pour tous est une association soutenue par le CNC.