Claude Sautet et la musique des sentiments

Claude Sautet et la musique des sentiments

23 février 2024
Cinéma
Claude Sautet
Claude Sautet Collections de la Cinémathèque française

Cette année marque le centenaire de la naissance de l’auteur de Classe tous risques, Les Choses de la vie, César et Rosalie ou Nelly et Monsieur Arnaud. Retour sur une filmographie qui aura accompagné la fureur des sentiments.


Avant toute chose

« J’ai longtemps souffert d’un manque de vocabulaire et d’une difficulté à exprimer ma pensée », confiait Claude Sautet à Studio Magazine lors d’un entretien publié peu après à sa mort survenue le 22 juillet 2000. L’aveu peut surprendre de la part d’un des cinéastes qui aura le mieux fait parler les actrices et les acteurs à l’écran. Cette confession invite aussi à remettre en cause certaines idées reçues à propos d’une œuvre moins univoque qu’il n’y paraît. Qu’est-ce qui relie, en effet, Classe tous risques, son premier long métrage, des Choses de la vie, son premier succès ? Quel rapport entre César et Rosalie, Un mauvais fils ou Un cœur en hiver ? Lors d’une interview donnée à France Culture, le journaliste N.T Binh, auteur d’un ouvrage et d’un documentaire sur le cinéaste, expliquait : « C’est un cinéma qui ne se livre pas dans sa profondeur à première vue. Ses fêlures, sa violence ont été oubliées… Claude Sautet avait peur de se répéter. »

Pour bien comprendre les variations, il faut donc savoir écouter les notes secrètes de la partition. Claude Sautet a été, dans sa jeunesse, critique musical pour la revue Combat. Spécialisé dans la musique du XVIIe et du XVIIIe siècle, il gardera, une fois devenu cinéaste, cette sensibilité pour le rythme, la mélodie, l’emphase ou les contrepoints. « Je suis embêté lorsque je dois parler du sujet de mes films, expliquait le cinéaste lors d’une interview télévisée en 1978. Je conçois plus mes films de façon musicale que littéraire. »  

Claude Sautet a d’abord cherché sa voie. Passé par les Beaux-Arts et la sculpture, il entre finalement à l’IDHEC avec l’idée de devenir monteur. Toujours à Studio Magazine : « Ce qui m’a immédiatement plu dans le cinéma, c’est qu’il était un moyen de communiquer certains sentiments intérieurs que les mots étaient impuissants à définir, et dont j’avais cru, jusque-là, que seule la musique pouvait exprimer. » Paradoxalement, il entre en cinéma par les mots en devenant un « scénariste de secours » afin d’aider les cinéastes à révéler leur pensée : de Philippe Labro (Le Fauve est lâché) à Jean-Paul Rappeneau (La Vie de château, Les Mariés de l’an II) en passant par Georges Franju (Les Yeux sans visage) ou Alain Cavalier (La Chamade). Entre-temps, il aura signé son premier film, Classe tous risques (1960) avec Lino Ventura et Jean-Paul Belmondo d’après José Giovanni, un thriller melvillien dont le classicisme apparent est recouvert par une vitalité très Nouvelle Vague. Bertrand Tavernier fait alors ce constat visionnaire dans la revue Cinéma 60 : « Il (Claude Sautet) a su nous intéresser à ses personnages par la mise en scène plus que par le scénario, ce qui est prometteur. » Mais la critique sera globalement glaciale. Sautet refuse les polars et tente la grande aventure. Ce sera L’Arme à gauche (1965) avec à nouveau Ventura dans les bagages, une histoire de trafic d’armes à l’autre bout du monde : « Je l’ai pris comme un exercice de style. Une sorte d’abstraction. J’avais en tête la mémoire vague de tous ces films d’aventures américains dans les Caraïbes », avoue-t-il à Michel Boujut dans son livre de conversations (Institut Lumière/Actes Sud). Deux longs métrages donc et le sentiment que tout peut s’arrêter là. Fin des années 60, le quadra Sautet hésite à penser au coup d’après.

César, Max, Mado et les autres

Tout recommence par de la tôle froissée, des flammes, un corps inanimé et des badauds agglutinés. Le cinéma permet des miracles, un retour en arrière peut corriger les choses, les remettre à leur place avant que le drame ne survienne. Le fil d’une existence peut ainsi retrouver son dynamisme et sa vérité par la seule force du souvenir. Les Choses de la vie donc. 1970. Jean-Loup Dabadie, Philippe Sarde et surtout Romy Schneider, croisée dans un studio alors qu’elle fait la postproduction de La Piscine, et la certitude quasi immédiate de voir en elle « son » Hélène. Une troupe se fait jour autour du cinéaste et (re) lance sa carrière. Sautet, pour la première fois, se projette totalement dans le personnage incarné par Michel Piccoli. « Il a tout pour lui mais il hésite à prendre une décision, à changer de vie, commente le réalisateur dans le livre de Michel Boujut. Il a peur de se remettre en cause et choisit une attitude de fuite face à la vie elle-même. » Les Choses de la vie ressemble pour le cinéaste à un saut dans le vide, un film mis à nu sans les vêtements d’un genre trop identifié. La musique de Sarde fait corps avec les images, le rythme interne du film suit les pulsations des personnages. Le récit en serait presque accessoire. Ce que Claude Sautet aimait chez Jacques Becker, qu’il considérait comme un maître, était justement sa méfiance vis-à-vis des intrigues cherchant à faire primer les sentiments. Ce crédo accompagnera désormais l’œuvre à venir. Romy Schneider devient l’un des points d’ancrage de son cinéma. Cinq longs métrages ensemble. Les Choses de la vie (1970) donc, mais aussi Max et les ferrailleurs (1971), mélo déguisé en polar, Mado (1976), drame à tiroirs, le crépusculaire Une histoire simple (1978), sans oublier César et Rosalie (1972), film à l’élan truffaldien d’un romantisme incandescent. Les héros de Sautet s’inscrivent tous dans leur époque, le cinéaste travaillant toujours à partir du contemporain, ses protagonistes portant les costumes sombres d’un présent souvent automnal.

Le cinéma de Sautet est celui de la gravité. N. T. Binh, poursuivant son analyse de cette œuvre propice aux a priori, explique : « Chez Sautet la crise sociale reflète avant tout la crise interne des personnages. » Avec Vincent, François, Paul… et les autres (1974), le cinéaste réussit à sortir le film de son époque pour accéder à l’intemporalité. « Il y a ce cliché persistant du portraitiste des quadras petits-bourgeois des années 70, poursuit le critique. Or dans les films de Sautet, il y a aussi des prolétaires, des truands, des prostituées, des artisans… » En une décennie Claude Sautet s’est imposé aux yeux de tous comme un sismographe de l’âme humaine. Des âmes le plus souvent en peine qui avancent en groupe. Pourtant les nouvelles pages qui s’ouvrent seront celles d’une inéluctable solitude.

Le calme après les tempêtes

Dans le cinéma de Claude Sautet, la caméra cherche d’abord à unir les êtres entre eux à l’aide de mouvements fluides et gracieux. Il arrive presque toujours que celle-ci finisse par isoler un personnage saisi dans son intériorité, un être arrêté au milieu de l’agitation qui l’entoure. L’une des plus belles scènes d’Une histoire simple montre ainsi le personnage de Romy Schneider, le regard perdu dans ses pensées, dans la cuisine d’une maison de campagne. Elle était pourtant entrée au milieu d’un brouhaha dont elle refusait d’épouser le rythme. Ces mouvements d’appareil vont se raréfier dès le film suivant, Un mauvais fils, face-à-face oppressant d’un jeune homme perdu et de son père ouvrier. Ici, la claustration réduit la portée des gestes et des mots. En réaction, Sautet fera Garçon ! (1983) où il semble retrouver tous ses automatismes de mise en scène. S’installe alors une mécanique qui empêche l’irruption des sentiments. Yves Montand s’agite, la caméra s’épuise à le suivre. Le cinéaste sait que cette voie n’est plus la bonne.

La trilogie informelle Quelques jours avec moi (1988), Un cœur en hiver (1992), Nelly et Monsieur Arnaud (1995) est un retour au calme. « J’ai vingt-cinq points de départ qui me font hésiter et je n’arrive à vraiment avancer dans le scénario que lorsque la fin est quelque chose de clair pour moi », confiait Claude Sautet lors d’une interview croisée avec Bertrand Blier en 1988 dans Studio Magazine. Tout partirait donc chez lui d’un trop-plein appelé à se vider pour obtenir une forme d’épure. L’œuvre de Claude Sautet s’achève sur un quasi-huis clos, Nelly et Monsieur Arnaud, comme si l’auteur était enfin parvenu à capturer l’essentiel chez des êtres qui, dépourvus de point de fuite, étaient obligés de se confronter à eux-mêmes. La musique a certes connu des modulations de fréquence mais les notes qui la composent ont des racines communes. Toujours dans Studio Magazine : « Ainsi je réalise avec le recul, que malgré toute l’énergie que j’ai pu mettre dans chaque nouveau projet pour le rendre différent, au final, je n’ai pas arrêté de refaire le même film toute ma vie. »