Comment est née chez vous l'envie de montrer au plus grand nombre les films des frères Lumière ?
Thierry Frémaux : En tout premier lieu, j'avais ce désir que les films des frères Lumière soient de retour dans les salles de cinéma où ils n'étaient plus jamais revenus depuis 1905, à l'exception des Cinémathèques. En sachant évidemment que la fabrication de Lumière ! L'aventure commence comme de Lumière, l'aventure continue serait une façon d'accompagner les restaurations de ces films. Il y en a 2000 en tout. Nous en sommes aujourd'hui à 500. Et en même temps, il fallait que Lumière ! L'aventure commence comme Lumière, l'aventure continue soient des films en soi. Il a donc fallu penser à la forme de ce que je qualifie plus d'essais que de documentaires. Et pour cela, j’ai décidé de commenter ces films en direct comme ce que je fais habituellement à l'Institut Lumière. J'ai souhaité faire la même chose pour accompagner le spectateur dans sa découverte, à la manière des musicologues qui commentent une symphonie, un exercice que j'adore comme spectateur.

Qu'est-ce qui vous avait frappé dans l'accueil de Lumière ! L'aventure commence en 2016 ?
Ma seule boussole étant le retour des films Lumière au cinéma, j'aurais déjà été fou de joie si 10 000 spectateurs s'étaient déplacés. Mais il se trouve que Lumière ! l'aventure commence a totalisé 130 000 entrées ! Nous avons donc évidemment été frappés par la curiosité du public. Mais ce chiffre rappelle aussi que tous les grands cinéastes ont été des cinéastes populaires. Kurosawa, Kubrick, John Ford, Chaplin... Les films du patrimoine de ces auteurs que nous montrons aujourd'hui dans nos Cinémathèques ont souvent été à leur époque d'énormes succès. Le succès de Lumière ! l'aventure commence a en tout cas prouvé que les films Lumière parlent à tout le monde. Et ils le font de mon point de vue parce que les gens se reconnaissent sur l'écran.
Pourquoi avoir laissé neuf ans s'écouler entre vos deux films ?
D'abord, parce que j'ai un vrai métier que je suis en train de faire en ce moment ! (Rires) Nous avons aussi, un peu traîné au départ. Puis le Covid-19 est passé par là. Il faut aussi compter le temps des restaurations des films. Je me suis réellement mis à Lumière, l'aventure continue à la toute fin du dernier festival de Cannes, en mai 2024, et je l'ai fini en septembre. Car l'avantage est que j'ai ces films en tête depuis toujours. Ce qui permet de gagner du temps.
Comment opérez-vous les choix des films qui composent le deuxième opus – 120 en tout – alors que le premier se concentrait sur les plus connus ?
J'ai cette fois-ci raisonné par thèmes alors que le premier film avait été le fruit d'un choix quasi obligatoire puisqu'il réunissait des films que j'avais l'habitude de montrer. Pour Lumière, l'aventure continue, des films se sont imposés à moi – et les thèmes se sont par ricochet constitués – par leur seule qualité. L'idée que j'ai voulu faire passer ici est que Lumière, c'est une forme. Et la restauration rend encore plus saisissantes l'esthétique et la beauté des choses, nous rappelant que le cinéma, ce n'est pas de l'image mais du plan.
Lumière, l'aventure continue dure 1h44. Vous étiez-vous fixé une durée limite à ne pas dépasser ?
Le cinéma a trouvé cette forme à la fin des années 1920 – une durée entre 1h30 et 2h – même s'il y a évidemment eu des Metropolis (Fritz Lang) ou des Napoléon (Abel Gance) qui l'ont dynamitée. Et j'ai souhaité rester dans ces standards-là. J'aurais pu faire le malin avec un film de 3 heures. J'avais évidemment la matière pour. Mais je voulais que l'ensemble reste « comestible ». En jouant trop sur la durée, je pouvais vite tomber dans la complaisance.

Comment avez-vous construit le commentaire à la fois pédagogique et analytique qui accompagne les films, s'adressant autant aux néophytes qu'aux connaisseurs ?
La toute première chose est que je ne voulais pas que le commentaire soit autre chose que des considérations de cinéma. À partir de là, je me suis inspiré des films eux-mêmes. Le but est évidemment de prendre garde à ce que l'ennui ne pointe jamais le bout de son nez. Mais je ne cherche jamais à simplifier mon discours, j'assume même son côté assez sophistiqué. Et pourtant, je souhaitais, comme ces films muets, montrer que la première des qualités de l'art, c'est la simplicité. À l'image de la fameuse phrase de Picasso : « j'ai mis toute ma vie à savoir dessiner comme un enfant ». Il y a quelque chose qui saute aux yeux dans le cinéma des frères Lumière : la simplicité donc mais aussi la sincérité, la beauté, l'innocence. Quand Wim Wenders est venu pour la première fois à Lyon il y a une trentaine d'années et les a découverts, il m'a dit cette phrase : « ce sont des images en qui on peut avoir confiance ». Des images qui contrastent donc avec celles d'aujourd'hui où dans tous les films, même les plus réalistes, pas une seule n'est pas truquée ou numérisée. Aujourd'hui les images ne sont plus innocentes, mais nos yeux non plus. Regarder les films Lumière, c'est donc en quelque sorte rééduquer notre regard, réapprendre à nos yeux à regarder en haut, en bas, à gauche, à droite.

Quel plaisir avez-vous pris à jouer le texte que vous avez écrit ?
Le premier à m'y avoir poussé, c'est Bertrand Tavernier qui m'avait dit : « c'est ton texte et si un comédien le dit à ta place, ça paraîtra artificiel. Il faut que ce soit toi qui nous parles ». Ma voix traduit sans doute ma familiarité avec les films. Le distributeur américain m'a d'ailleurs demandé de le faire aussi en anglais. Mais encore une fois, c'est une proposition de ma part et pas une appropriation des films Lumière qu'on ne verrait qu'à travers mon prisme. Et tout cela va se prolonger d'une autre manière, dès juin prochain ou en septembre au plus tard, puisque nous allons créer une plateforme Lumière pour que chacun puisse découvrir ces films un par un à son rythme.

Après Camille Saint-Saëns sur Lumière ! L'aventure commence, pourquoi avoir cette fois-ci choisi d'accompagner Lumière, l'aventure continue par les musiques de Gabriel Fauré ?
Tout simplement car, comme je le dis dans le film, ce sont des contemporains. Il faut savoir qu'il n'existe aucune archive personnelle sur les Lumière cinéastes, à l'exception des souvenirs de quelques opérateurs qui racontent comment Lumière leur expliquait comment faire des films. Donc, puisqu'on ne sait ni s'ils écoutaient de la musique ni quels étaient leurs compositeurs de chevet, on peut se permettre de faire des hypothèses. Et le choix de Gabriel Fauré est le fruit d'une de ces hypothèses. J'aurais pu opter pour Claude Debussy ou Maurice Ravel qui furent aussi contemporains des Lumière. Mais il y a dans la musique de Fauré quelque chose qui me semblait ressembler à leurs films. Et ça fonctionne d'ailleurs si bien qu'il fallait faire attention que cette musique ne prenne pas le dessus et abîme l'équilibre de Lumière, l'aventure continue. Voilà pourquoi, par exemple, j'ai choisi de ne pas mettre le très beau requiem qu'il a composé car la voix chantée aurait tout de suite infléchi les commentaires. Voilà pourquoi aussi j'ai laissé un ou deux films sans accompagnement musical pour que le spectateur se demande ce qui se passe. Une minute dans le silence, c'est quelque chose de pas si fréquent de nos jours !
LUMIÈRE, L'AVENTURE CONTINUE

Réalisation : Thierry Frémaux
Production : Sorties d'Usine Productions, Institut Lumière en association avec le Centre national du cinéma et de l'image animée, avec la participation de l'Association frères Lumière et la Direction du patrimoine cinématographique du CNC, avec la participation de la Ville de Lyon, avec le soutien de Chanel
Distribution : Ad Vitam
Ventes internationales : Goodfellas
Sortie le 19 mars 2025
Les négatifs de ces films sont principalement détenus par l’Institut Lumière, la Cinémathèque française et la Direction du patrimoine cinématographique du CNC. Ils sont conservés par cette dernière, après le recensement et le rassemblement de l’œuvre Lumière initiés à l’occasion du centenaire du cinéma en 1995.
La restauration de ces films a bénéficié du soutien du CNC dans le cadre du plan d’aide à la restauration d’œuvres de patrimoine.