Tout commence dans un bateau, en octobre 1912. Charles Spencer Chaplin, jeune homme ayant grandi dans une banlieue misérable de Londres, est en route pour New York. Certain de devenir une star aux États-Unis, il déchante vite une fois débarqué, et il décide de partir à Hollywood, terre de toutes les promesses cinématographiques. Le reste (l’invention du personnage de Charlot et la gloire) appartient à l’Histoire, mais le scénariste Laurent Seksik ne s’est pas contenté d’une succession de faits déjà largement connus. Dans sa bande dessinée Chaplin en Amérique, il retrace le parcours fou de Charlie Chaplin en l’humanisant autant que possible, quitte à romancer certains passages qui n’ont jamais été documentés.
« Ce n’est pas une biographie ni un livre d’anecdotes. C’est vraiment une aventure humaine universelle : celle de tout un chacun voulant sauver sa peau et exprimer sa voix », assure-t-il. « Je me suis plongé dans la tête de Chaplin, en connaissant bien sa vie puisque j’avais coécrit avec Laurent Delahousse un docu-fiction pour France 2, Charlie Chaplin – La légende du siècle. Quand Chaplin voyage vers l’Amérique, je l’imagine dans le bateau, où il était vraiment avec Stanley Laurel. C’est quand même étonnant de voir que Chaplin et le Laurel de Laurel et Hardy étaient dans la même troupe, ce que j’ignorais. Le bonheur et la difficulté ce fut précisément de recréer des personnages qui ont existé. Mais curieusement, c’est venu naturellement. Mais il fallait sonner juste. »
Ce premier tome (il y en aura trois au total) dépeint le tout début de la carrière de Charlie Chaplin, « vrai personnage de BD » selon Laurent Seksik, également dramaturge et qui a déjà publié Les Derniers Jours de Stefan Zweig et Modigliani en romans graphiques. « J’ai vite compris à quel point sa vie, qui est une fresque en soi, pouvait donner lieu à une œuvre de bande dessinée, beaucoup plus qu’à un roman ou à une pièce de théâtre. L’incarnation physique de Chaplin sur les planches me semblait compliquée. La fluidité du personnage et le mouvement me semblaient parfaitement convenir au dessin. »
Chaplin en Amérique est illustré par David François, dont le coup de crayon gracieux et précis participe pleinement à la vie intérieure de Charlot. « Quand j’ai proposé le projet aux éditions Rue de Sèvres, ils ont été preneurs tout de suite et ont très rapidement pensé à ce dessinateur. Son trait correspondait parfaitement à cette énergie pure de Chaplin », résume le scénariste, qui a laissé une grande liberté à son binôme. « Je lui donne des indications, mais il en fait ce qu’il veut. C’est lui le meilleur juge. Pour la mise en scène, il a le dernier mot. Il y a une confiance réciproque et, de mon côté du moins, une admiration pour son travail. C’est fascinant de voir la recréation en dessins de mon histoire. »
Chaplin en Amérique est l’histoire d’un génie faite de certitudes et de grands moments de doutes. D’un peu de mélancolie, aussi. « Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de raconter une histoire vivante, drôle et également émouvante. Chaplin était un artiste engagé. Il avait des défauts gigantesques, comme son rapport aux femmes, mais une qualité principale : le courage. C’est un personnage fascinant à écrire, entre ses prises de risques et son entreprise d’édification personnelle. Il s’est élevé tout seul, et a construit son œuvre par la seule force de sa volonté et la certitude qu’il avait un message à délivrer. Ce qui n’empêche pas les doutes. C’est une aventure humaine exceptionnelle qui est liée à l’histoire du XXe siècle, avec tous les totalitarismes affrontés. C’est à la fois son histoire, et l’Histoire. Dans le tome 2, on le verra confronté à la montée du Nazisme et à ce choix binaire : je ne fais rien, ou je fais ?. S’il agit, il met sa vie et son œuvre en danger. À l’époque, personne n’a choisi son camp comme lui. Il a mis quelque chose en jeu. C’est un homme qui était dans la justesse du combat, que ce soit contre le Maccarthysme ou le Nazisme. Et il l’a payé au prix fort, car on le sait peu, mais Chaplin a été banni des États-Unis. Les Américains ont banni l’inventeur du cinéma moderne ! Tout ça fait évidemment un sujet de bande dessinée très intéressant. »
L’auteur a par ailleurs choisi de raconter chronologiquement les événements, malgré quelques souvenirs d’enfance que Chaplin se remémore dans le livre, et qui permettent de revenir sur son passé (notamment son père alcoolique et absent). « Je n’ai pas eu besoin de me poser la question de la chronologie, car en réalité, la vie elle-même l’a fait. En fonction des événements du monde, son œuvre est devenue plus universelle et ambitieuse au fil des années, traduisant mieux le monde extérieur. Avec à la clé quelques vrais chefs-d’œuvre, comme Le Dictateur ou Les Temps modernes qui s’approprient l’époque. »
Le second tome, Chaplin fait son cinéma, sera disponible d’ici la fin de l’année. Chaplin en Amérique, édité par Rue de Sèvres, 72 pages, 17 euros