Cinéaste majeur du cinéma politique depuis Z (1969), Costa-Gavras n’a jamais cessé d’explorer les zones d’ombre de nos sociétés. Qu’il s’imagine la disparition d’un journaliste américain au Chili dans Missing (1982), la montée du fascisme dans Music Box (1989) ou la déshumanisation du monde du travail dans Le Couperet (2005), ses films conjuguent l’intime et le politique. Avec Le Dernier Souffle, il poursuit cette démarche en s’attaquant à un sujet universel : notre rapport à la mort et à la fin de vie.
Comment le livre du philosophe Régis Debray et du médecin Claude Grange est-il arrivé entre vos mains et qu’est-ce qui vous a interpellé ?
Costa-Gavras : Régis Debray, qui est un ami depuis des années, m’envoie tous ses ouvrages. Celui-là, je l’ai lu très rapidement et j’ai découvert un monde fascinant, celui des soins palliatifs. Le livre était écrit avec une précision remarquable, détaillant chaque personnage et leurs dialogues de manière si authentique que je me demandais même s’il était possible qu’un médecin parle ainsi à ses patients. Par ailleurs, cette lecture est tombée à un moment où je commençais à m’intéresser personnellement à ces questions, car arrivant à un certain âge, j’ai vu partir de nombreux collaborateurs et amis. La mort devenait quelque chose de plus proche, de plus concret. J’ai alors commencé à me renseigner auprès de médecins sur ces questions. J’ai même demandé à visiter des services pour voir comment cela se passait. L’idée du film était déjà en gestation à ce moment-là.
Comment avez-vous transformé ce livre, qui est une succession de cas, en une narration cinématographique ?
Il fallait effectivement trouver un fil conducteur pour que le spectateur s’investisse émotionnellement. Une simple succession de cas aurait donné l’impression de faire du tourisme médical. C’est pourquoi j’ai créé le personnage de l’écrivain (joué par Denis Podalydès) qui a ses propres problèmes de santé. Cela permet au spectateur de le suivre et de découvrir à travers lui les différentes situations. Ce personnage vit une double expérience : d’une part, il observe les autres patients et leurs histoires, et d’autre part, il anticipe ce qui pourrait lui arriver. Cette construction permet aussi d’explorer différentes facettes des soins palliatifs. Une fois que j’avais ce personnage j’avais un fil conducteur, mais il fallait aussi que je trouve la fin du film. Je devais imaginer une résolution à la fois pour l’histoire personnelle de l’écrivain et pour sa découverte de ce service hospitalier. Aussi j’ai introduit le personnage de la doctoresse qui fait face aux mêmes problèmes que lui, créant ainsi un effet miroir qui donne du sens à son parcours.
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Comment avez-vous choisi vos acteurs, notamment Charlotte Rampling, pour ce film ?
Toutes et tous ont immédiatement accepté. Même Charlotte Rampling ! Ce qui me paraît encore incroyable. (Rires.) C’est une histoire étonnante. J’avais une photo d’elle dans mon bureau et j’ai écrit le script devant cette image. Petit à petit, je me suis dit que c’était elle qu’il me fallait dans un des rôles. Mais je pensais qu’elle n’accepterait jamais. Je l’ai appelée en lui disant que j’allais peut-être lui proposer le plus petit rôle de sa vie. Elle a lu le scénario deux fois et m’a immédiatement dit qu’elle le ferait. J’avais réfléchi à d’autres actrices avant elle, mais je ne voyais personne d’autre qui avait cette distance par rapport aux choses, cette présence particulière.
Au-delà de Rampling, il y a une constante dans votre choix de comédiens. Vous aimez prendre des acteurs connus pour leur côté comique, comme Kad Merad ou José Garcia, et les plonger dans des situations dramatiques. Pourquoi ce choix ?
C’est quelque chose que je fais depuis longtemps ; prenez Jack Lemmon dans Missing… J’aime caster des acteurs à contre-emploi car ils doivent alors complètement se réinventer. Ils cherchent à créer leur personnage en sortant de leurs habitudes. Cette recherche crée une relation très intéressante entre le metteur en scène, l’acteur et le personnage. Par exemple, avec José Garcia, il a dû lutter contre sa nature qui le poussait vers la comédie, et peu à peu, il s’est habitué à jouer autrement. Je crois qu’il a finalement été très heureux car il s’est découvert différemment. Avec Kad Merad, c’était la même chose. Il a d’abord hésité, puis il s’est progressivement approprié le rôle en se détachant de son image comique. J’ai l’impression que ces choix densifient toujours la fiction.
Pourquoi avez-vous choisi la fiction plutôt que le documentaire pour traiter de la fin de vie ?
Je n’ai jamais voulu faire un documentaire sur ce sujet car cela aurait alors relevé du voyeurisme. Comment justifier d’aller filmer des personnes qui vont mourir dans quelques jours ? La fiction permet d’avoir un autre point de vue sur les personnages et leurs situations. Ce qui m’intéressait avant tout, c’était de montrer les vivants et comment ils vivent cette proximité avec la mort. Dans le cadre de la fiction, le spectateur sait que c’est un choix d’auteur, une construction narrative, ce qui permet d’aborder ces questions difficiles avec plus de distance et de respect. De plus, la fiction permet de montrer comment les médecins en soins palliatifs travaillent d’une manière très différente des autres médecins hospitaliers. Ils s’assoient à côté du malade, à sa hauteur, commencent par le toucher ou lui prendre la main, prennent le temps de parler ou parfois simplement d’être présents en silence. Cette attitude particulière, cette ambiance différente, plus ouverte, tout cela était fascinant à observer et surtout à mettre en scène. D’où le choix de la fiction plus que du regard brut du documentaire.
La question de la religion apparaît dans le film, mais traité de manière œcuménique. Pouvez-vous nous dire comment vous avez abordé cette dimension ?
J’ai délibérément choisi de ne pas trop approfondir la question religieuse pour éviter d’entrer dans des débats polémiques sur l’après-mort et les croyances. Je ne voulais ni convaincre ni heurter les convictions de quiconque. C’est pourquoi j’ai introduit le personnage joué par Françoise Lebrun, qui évoque les différentes modalités religieuses sans prendre position. Le film montre – ou plutôt essaie de montrer – comment chaque religion propose sa propre version du paradis, tout en restant volontairement dans une certaine ambiguïté sur ces questions. Ce qui m’intéressait davantage, c’était de montrer l’importance des rituels dans le processus de deuil, notamment à travers le personnage de cet homme africain qui maintient très vivaces ses traditions. C’est aussi une façon de souligner comment notre société moderne a perdu ces repères traditionnels qui aidaient à faire face à la mort.
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Que cherchez-vous à dire sur notre rapport contemporain à la mort ?
Précisément cela : comment notre société a progressivement perdu ses rituels traditionnels liés à la mort. Autrefois, il y avait des signes extérieurs de deuil très visibles – comme le drap noir qui entourait l’entrée des maisons en deuil à Paris, ou les vêtements noirs portés pendant une certaine période. Ces rituels permettaient non seulement d’extérioriser le deuil mais aussi de le vivre intérieurement. Aujourd’hui, il y a une sorte de frénésie à vouloir faire les choses plus vite, notamment à cause des contraintes économiques et sociales. On a moins de respect et de compassion pour les personnes en fin de vie. Je ne voulais pas rentrer dans le débat actuel et la question légale qui arrive à l’Assemblée. Le film évoque le sujet, notamment à travers le personnage de Charlotte Rampling qui demande de l’aide, ou dans la scène finale avec les gitans, mais toujours en restant à la limite de ce que permet la loi. L’objectif n’était pas de faire un film pour influencer directement le débat législatif, mais plutôt de susciter une réflexion individuelle sur ces questions qui nous concernent tous. Il n’était en effet pas question de réaliser un film militant.
Vous évoquez la gitane qui apparaît à la fin du film. Sa scène est particulièrement marquante, comment l’avez-vous pensée et construite ?
La conclusion a été la partie la plus difficile à écrire. Avec l’histoire de la gitane, j’avais très vite l’idée de faire une sorte de chœur, comme dans une tragédie, qui accompagne le personnage vers son destin. La musique de Prévert m’a beaucoup aidé pour cette séquence. Mais je ne pouvais pas finir uniquement dessus. Il fallait aussi résoudre la relation entre l’écrivain et le médecin et donner une perspective au spectateur. Je voulais montrer qu’on ne pouvait pas finir simplement sur l’idée d’une solution médicale, d’une belle équipe de docteurs qui propose une cure. Il fallait un exemple concret de quelqu’un qui a survécu, qui a lutté, pour que ce ne soient pas que des paroles mais des images qui donnent de l’espoir.
LE DERNIER SOUFFLE
![Affiche de « LE DERNIER SOUFFLE »](/documents/36995/2323149/le+dernier+souffle.jpg/9eae98a4-770e-1300-2cc5-ab0b4e656d9a?t=1739357034496)
Réalisation : Costa-Gavras
Scénario : Costa-Gavras d’après l’œuvre de Régis Debray et Claude Grange
Production : KG Productions
Distribution : Bac Films
Ventes internationales : Playtime
Sortie 12 février