Deux phares dans la nuit. Du véhicule, on ne distingue qu’une forme incertaine, vaguement menaçante. Tout autour, l’immensité est prête à se réveiller, à se révéler dans toute sa majesté. La lumière bientôt écrasante du soleil dévoile un désert au milieu duquel serpente une route goudronnée. Les premières secondes du court métrage du cinéaste franco-tunisien Lotfi Achour, La Laine sur le dos, découvert en compétition au Festival de Cannes 2016 puis à Clermont-Ferrand l’année suivante, prennent l’allure d’un western américain. D’emblée s’instaure un rapport de force entre le gigantisme du décor et des personnages perdus en son sein.
C’est l’histoire d’un vieil homme et son petit-fils qui convoient des moutons pour les vendre sur un marché. Nous sommes à quelques jours de la fin du ramadan. Au milieu de ce grand nulle part, deux policiers – comme tout droit sortis de la pièce de Beckett En attendant Godot – stoppent la voiture pour la contrôler. Les deux agents désœuvrés profitent de la situation pour racketter le paysan devant les yeux impuissants de son petit-fils. « La corruption en Tunisie s’est libéralisée depuis la chute de Ben Ali, précise Lotfi Achour, installé à Tunis pour la préparation du tournage d’un long métrage. La police est gangrenée de l’intérieur. Avec ce film, je voulais traduire ce phénomène que tout le monde ici connaît par cœur. J’avais raconté à ma scénariste Natacha de Pontcharra cette histoire a priori anecdotique. Quarante-huit heures après, elle avait écrit un scénario. Nous l’avons à peine retouché... »
En creux, La Laine sur les dos interroge la société tunisienne et ses bouleversements liés à la révolution et la chute du président Ben Ali en 2011. Le pays, instable politiquement, connaît depuis une crise identitaire sans précédent. Le scénario du film regroupe en un même espace plusieurs générations d’individus semblant appartenir à des mondes qui ne se comprennent pas. Le vieux paysan garant des traditions d’un pays ne peut pas, en effet, appréhender le comportement malicieux des deux policiers trentenaires, symboles d’un présent chaotique. « Quant à l’enfant, ajoute Lotfi Achour, il observe les deux représentants de l’autorité mettre au point un stratagème pour humilier son grand-père. Les policiers auraient pu lui soutirer de l’argent de façon plus directe, mais ils préfèrent agir par des voies détournées. C’est cette cruauté et cette perversité que le film dénonce. »
Lotfi Achour s’essaye peu à peu à la réalisation et prend vite confiance. Un court métrage (Ordure, 2006), puis deux (Père, 2015). Il pressent dès le départ que cette aventure ne pourra être que collective. « Lorsqu’en 2009, nous avons créé, Natacha et moi, la société des Artistes producteurs associés (A.P.A.), il y avait cette idée de fédérer des énergies autour d’un projet commun et d’avancer en toute indépendance. Cet esprit de bande auquel sont également associés le chef opérateur Frédéric de Pontcharra ou encore les producteurs Anissa Daoud et Sébastien Hussenot nous permet d’avancer très vite. »
La Laine sur le dos, tourné en plein désert dans la région de Tataouine dans le sud-est de la Tunisie, a nécessité une logistique particulièrement lourde. « Sans l'aide avant réalisation du CNC, nous n’aurions pas pu tourner sur place. »
En ce début 2016, le pays est encore fortement marqué par les attentats terroristes du musée du Bardo survenus dix mois plus tôt. Le tourisme local connaît une crise importante. L’équipe de tournage venue depuis la capitale située à plus de cinq cents kilomètres investit un hôtel totalement vide. Filmé principalement en lumière naturelle et en extérieur, avec seulement quatre comédiens (et huit moutons !), le tournage de La Laine sur le dos se déroule sans accroc. Deux 4x4 de la police sont chargés d’assurer la sécurité de l’équipe comme il est de coutume en Tunisie. Une situation comique compte tenu du sujet du film. Lotfi Achour en rigole encore : « Nous dénoncions avec dérision certains agissements de la police, et ils étaient près de nous. Nos agents ne savaient bien sûr pas de quoi parlait le film. Mais en voyant les costumes et les armes – même factices –, ils ont bien dû se douter de quelque chose. »
Parmi les comédiens, deux viennent du théâtre. Les deux autres sont des amateurs. Lotfi a même engagé un membre de sa famille pour incarner l’un des deux policiers. « Lorsque je lui ai proposé le rôle, je savais qu’il n’aimait pas particulièrement les agents. Il m’a dit : « Je veux bien jouer un flic, mais seulement si mon personnage est un parfait salaud. Je ne veux rien de positif ! » Sa prestation, comme celle de ses partenaires, est si parfaite que La Laine sur le dos est devenu un film emblématique de la lutte anticorruption dans le pays. « Une instance nationale s’en sert régulièrement dans des colloques sur le sujet pour illustrer son propos. C’est comme ça qu’un jour, je me suis retrouvé à un séminaire sur la réforme de la police. Dans la salle, que des agents ! Ils étaient morts de rire. Certains riaient jaune ! »
Aujourd’hui, Lotfi Achour et « sa troupe » préparent la réalisation d’un deuxième long métrage, après Demain dès l’aube en 2016. Ce film a pour titre provisoire Les Enfants rouges. Il revient sur un drame violent survenu près de la frontière algérienne en 2015. « J’ai l’impression que ce film bouclera un cycle sur la Tunisie. J’aimerais bien ensuite faire un film en France. »
La Laine sur le dos
Produit par Sébastien Hussenot, Olfa Ben Achour, Lofti Achour, Anissa Daoud
Scénario de Natacha de Pontcharra
Soutenu par l'aide avant réalisation du CNC