À bicyclette ! est le deuxième film de Mathias Mlekuz, inspiré par la tragique disparition de son fils Youri en 2022. Vous aviez produit le premier, Mine de rien, récompensé notamment du prix du public au festival de l’Alpe d’Huez 2020. À quel moment vous parle-t-il de son désir d’accomplir ce voyage à vélo qu’avait effectué Youri et d’en faire un film ?
Marc-Étienne Schwartz : Après Mine de rien, Mathias avait eu une autre idée de film, La faim justifie les moyens, une comédie sur un groupe de jeûneurs. J’étais censé le produire et nous travaillions sur le scénario depuis un moment déjà quand le drame est arrivé. Tout s’est alors arrêté, même si nous n’avons jamais cessé d’échanger car nous sommes proches dans la vie. Et puis quelques mois plus tard, Mathias est venu me dire qu’il voulait faire quelque chose de cette tragédie : écrire un scénario à partir de cette idée de voyage qu’il allait refaire avec son meilleur ami Philippe Rebbot sur les traces de son fils. C’est d’ailleurs Philippe qui lui a suggéré d’en faire un film. Mon premier réflexe a tout de suite été de lui déconseiller d’écrire un scénario. Car j’avais très peur qu’il perde trois, quatre ans, qu’il s’use, qu’il s’abîme. Artistiquement et personnellement. Il aurait forcément été obligé de faire des concessions et il aurait perdu cette sincérité que j’aime tant dans son cinéma. Je l’ai donc encouragé à faire ce voyage en improvisant au jour le jour.
Comment vous embarquez-vous tous les deux dans l’aventure ?
MES : J’ai connu Jean-Louis en 2008 sur Un homme et son chien de Francis Huster qu’il avait produit et sur lequel je travaillais comme administrateur de production. Et il se trouve que nous sommes voisins de bureau…
Jean-Louis Livi : Cela fait un moment que nous avions envie de travailler ensemble. Au cours d’un déjeuner, Marc-Étienne m’a fait un point sur ses projets en cours et j’ai immédiatement accroché sur À bicyclette !. C’est d’ailleurs le seul projet dont Marc-Étienne ne m’avait pas spontanément parlé, sans doute parce qu’il était encore à ses balbutiements et trop fragile. Sauf que pour moi, il faut deux choses pour faire un bon film. Un bon sujet – et c’était malheureusement le cas – et du risque. Or du risque, il y en avait à revendre !
MES : En effet, côté financement, tout le monde ou presque va nous dire non. La quasi-totalité des chaînes de télévision, toutes les SOFICA. On nous explique que ce projet est d’une tristesse absolue. Qu’ils ont peur d’une prise d’otages émotionnelle.
JLL : Alors que quand on connaît Mathias, on sait qu’il va en faire un poème en images. Un hymne à l’amitié, à l’inconsolable consolation sur une route semée d’émotions et de rires improbables. Voilà pourquoi, au fur et à mesure que nous recevions tous ces avis négatifs, nous n’avions qu’une envie : continuer !
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MES : Mon premier film produit était Revenge de Coralie Fargeat. Je fais donc partie de ces producteurs qui ont toujours eu du mal à trouver du financement. Je suis habitué à cette situation. Et puis, au bout de quatre mois infructueux, deux personnes vont jouer un rôle décisif : Laurent Hassid et Bérengère de Termont, respectivement directeur du cinéma français et responsable des acquisitions du cinéma français chez Canal +.
JLL : Et je tiens à leur rendre hommage car ils avaient été aussi les seuls à croire en The Father que j’ai coproduit, bien avant qu’il ne décroche Oscar et César.
MES : À ce rendez-vous, nous avions pour seul support un fascicule de 4 pages avec quelques mots de Mathias, l’itinéraire du trajet et une poignée de photos. Rien d’autre. Nous leur avons expliqué la situation sans rien cacher. Notamment cette idée de partir dans cette aventure sans savoir ce qui sera tourné. Mathias et Philippe sont présents à cette réunion. Et petit à petit, je ne vois plus des professionnels du cinéma discuter ensemble mais des parents. Et Laurent et Bérengère vont accepter de nous aider. Ce qu’ils n’avaient jamais fait pour un film sans scénario. Mais de toute façon, quoi qu’il arrive, Mathias et Philippe seraient partis pour ce voyage. Mathias était certain qu’il y aurait un film à l’arrivée et que même s’ils échouaient à aller au bout, il filmerait cet échec. Notre but avec Jean-Louis a été de trouver un maximum d’argent pour leur donner un maximum de moyens techniques. En sachant que l’équipe serait réduite : un ingénieur du son et deux personnes à la caméra pour les champs/contrechamps. Car le principe de départ était qu’il n’y aurait qu’une prise et que Mathias et Philippe n’en referaient pas d’autres. Avec Jean-Louis, nous avons toujours défendu ce côté artisanal, mais nous tenions aussi à ce que ce soit du cinéma. À avoir une postproduction de cinéma, une musique de cinéma, un montage de cinéma et rapprocher au maximum ce documentaire de la fiction.
Qui d’autre va vous suivre en amont ?
MES : Un distributeur, Rezo Films, avant que, hélas, il mette la clé sous la porte et que nous reprenions le mandat. Mais nous allons avoir la chance d’avoir en amont du tournage le soutien de Christophe Le Mer. L’un des deux créateurs d’À la plage, une société de postproduction – où Mathias avait monté Mine de rien – qu’il venait de revendre et qui nous a aidés sur ses deniers propres. Les équipes de Ciné Nominé – alors en plein financement d’Un p’tit truc en plus – ont aussi souhaité soutenir notre démarche et nous ont accompagnés. Nous avons donc réuni 290 000 euros. Et le film va coûter plus de 600 000 euros. Nous apporterons le reste avec Jean-Louis.
JLL : Nous avons investi volontiers parce qu’il n’y avait aucun abus. Tout ce qui pouvait être demandé était vraiment raisonné et raisonnable.
À quel moment avez-vous la certitude que vous tenez un film ?
JLL : Dès les premiers rushes que nous recevons au bout de deux semaines. Nous y percevons une liberté de création, de ton… et la puissance des échanges entre Mathias et Philippe, nourris par leur amitié et cette tragédie qu’ils ont vécue ensemble. Ce sont des êtres humains hors du commun mais aussi de vrais hommes de spectacle. Et tout cela saute aux yeux dans ces premières images.
MES : Contrairement à mon habitude, je n’étais pas sur le tournage car il fallait assurer toute la logistique nécessaire, à commencer par le passage des frontières. Nous ne pouvions pas déléguer. Mais un des cadreurs nous avait très vite prévenus qu’il se passait quelque chose. Un mélange des genres qui fonctionnait.
JLL : Avec Marc-Étienne, nous avons ressenti exactement les mêmes choses. Nous étions sur la même longueur d’onde. Et ce jusqu’au montage où nous faisions presque au mot près les mêmes notes après chaque projection.
MES : Pour le montage, Mathias a fait appel à Céline Cloarec, la monteuse de Mine de rien. Elle a commencé à dérusher dès le début du tournage et au bout d’une semaine, elle lui a envoyé une heure de film monté qui l’a rassuré et lui a donné la même certitude que nous : qu’il y avait un film. Au total, il y aura 150 heures de rushes, d’où se dégagera un premier « ours » de 4 heures qui donnera donc naissance à un long métrage de 90 minutes.
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Comment le distributeur Ad Vitam est-il entré dans l’aventure ?
MES : Après avoir essuyé les réponses négatives des distributeurs que nous démarchions, j’ai fini par appeler Grégory Gajos. Ad Vitam était le seul distributeur auquel nous n’avions pas pensé, sans doute parce qu’au vu de son line-up, nous le pensions trop pointu pour le film. Nous ne nous connaissions pas avec Grégory. Il n’avait jamais entendu parler du projet mais il a regardé le film le soir même et m’a fait part immédiatement de son intérêt tout en m’expliquant qu’il devait le montrer à ses équipes. Comme le film sortait du cadre et qu’ils allaient devoir mettre en œuvre une stratégie de distribution différente, il avait besoin que tout le monde y adhère.
En quoi le festival du film francophone d’Angoulême marque un tournant pour le film ?
JLL : C’est là que tout va basculer ! Je ne remercierai jamais assez Dominique Besnehard – que je connais bien depuis nos années communes à Artmedia – et Marie-France Brière de l’avoir sélectionné, mais surtout de l’avoir programmé en compétition. Ce qui lui a permis d’avoir six projections. Et je n’oublierai jamais la toute première. Je n’ai vécu ça que deux ou trois fois dans ma carrière. Car une fois le film terminé, les gens ont fondu vers Mathias en pleurant, en riant, en le remerciant et en lui parlant de leur propre deuil. J’ai vu ces spectateurs s’emparer immédiatement de cette histoire intime alors que Mathias, comme il le dit lui-même, s’y était en partie lancé pour se sauver, avec dans un coin de sa tête la peur d’être traité d’impudique. C’est immédiatement l’inverse qui s’est produit.
MES : Nous allons remporter le prix du public mais aussi ceux de la mise en scène et de la musique, signée par Pascal Lengagne, un ami de longue date de Mathias avec qui il s’était un peu perdu de vue mais qui a dit oui immédiatement. Puis Ad Vitam, qui était donc intéressé avant même cette collection de trophées, a signé pour distribuer le film.
JLL : À bicyclette ! est un film qu’on ne commercialise pas comme tous les autres, du fait de sa genèse et de la nécessité absolue qu’il y avait de protéger Mathias pendant tout le temps de la promotion. En s’appuyant sur les exploitants, Ad Vitam a organisé un vrai Tour de France des avant-premières. Et quand nous nous retournons sur toute cette aventure, nous nous disons qu’il nous est arrivé quelque chose de merveilleux : nous avons fait le film que nous avions tous envie de faire. Sans concession.
MES : Ça ne guérira jamais le chagrin de Mathias. Mais être allé au bout l’aide à s’en sortir. C’est la plus belle chose que nous pouvions réussir. Et c’était notre tout premier objectif.
À BICYCLETTE !
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Réalisation : Mathias Mlekuz
Scénario : Mathias Mlekuz et Philippe Rebbot
Production : M.E.S. Productions, F Comme Film
Distribution : Ad Vitam
Sortie le 26 février 2025