Comment est née cette histoire ?
Au départ d’une expérience personnelle : je me suis cassée le nez il y a longtemps et personne ne me croyait, personne ne voulait me faire cette radio montrant que mon nez avait changé de forme. Mais je cherchais aussi un moyen de traiter de l’étrangeté du corps, de la monstruosité dans son caractère familier ou comment notre propre corps peut nous être étranger. C’est l’étrange familiarité, pour le dire avec un terme psychanalytique, qui correspond aussi à un moment de l’adolescence où on prend conscience de l’étrangeté des corps - du sien et des autres - et du fait qu’on vieillit, que ce corps change, qu’on n’y peut rien et qu’il peut prendre des formes très angoissantes, pas seulement monstrueuses.
Le rapport au corps est très présent mais il y a également en filigrane les premiers émois amoureux de cette adolescente.
C’est difficile de parler du corps à cet âge-là sans évoquer les premières expériences amoureuses et la première attirance physique pour quelqu’un. C’est aussi en se confrontant à d’autres corps qu’on rencontre le sien. Mais cette dimension-là était plus un moyen qu’une fin : le désir premier était quand même de traiter la question du corps et de l’étrangeté. Le sentiment amoureux est là aussi pour dire que le plus monstrueux n’est pas celui qu’on croit. Fabio, le personnage le moins aimé a priori par l’héroïne, est pour moi le plus lumineux. Je voulais qu’il prenne soin d’elle, que le personnage le plus étrange physiquement soit le plus beau moralement.
Dans l’une des scènes, Camille est dans la forêt dans un grand imperméable rouge. Est-ce une référence au Petit Chaperon rouge ?
C’est plus qu’un clin d’œil. L’histoire du Petit Chaperon rouge était très présente dans ma tête dès l’écriture, ne serait-ce qu’à cause des décors qui se sont imposés très vite. J’allais en vacances dans cet endroit quand j’étais petite fille et j’avais peur de cette forêt qui est exactement celle représentée dans les gravures et les dessins qui accompagnent généralement Le Petit Chaperon rouge. C’est une forêt très sombre avec des grands sapins très inquiétants. J’ai toujours été intéressée par le fait de réactiver l’aspect conte de cet endroit-là qui m’a beaucoup marquée. J’ai encore très peur en forêt, à cause, je pense, de ces expériences faites quand j’étais petite. Pour moi, c’est vraiment la forêt du Grand Méchant Loup et du Petit Chaperon Rouge.
Quelles sont les autres œuvres qui vous ont inspirée pour ce court métrage ?
J’ai beaucoup pensé à quelques films sur le sujet de l’inquiétante étrangeté, notamment Rosemary’s Baby et Répulsion de Roman Polanski. L’une des ambitions du film était aussi de faire voir les visages à l’écran, de réussir à les filmer. Je suis toujours étonnée par le fait qu’il y a encore des grands films dans lesquels on ressort en ayant le sentiment de ne pas avoir vu les acteurs. Ici, je voulais vraiment qu’on voie les visages. Bruno Dumont est pour moi celui qui fait ça le mieux en France en ce moment. J’ai beaucoup pensé à lui, ne serait-ce que par le casting car mon actrice principale est la même que celle de ses deux derniers films, Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc et Jeanne. Pour la forêt, j’ai beaucoup revu le film Under The Skin de Jonathan Glazer.
Est-ce cette envie de vous focaliser sur les visages qui vous a poussée à mettre peu de dialogues ?
Oui et c’était un risque car la question de l’ennui risque de pointer son nez à un moment. Mais j’avais envie de prendre ce risque pour donner le temps d’observer. C’est ce que j’aime dans les films de Bruno Dumont, je pourrais rester des heures à regarder ses acteurs.
Pierre Desprats a reçu le Prix de la meilleure musique originale (Sacem) au Festival international du court métrage de Clermont-Ferrand 2020 grâce à votre film Champ de bosses et à Massacre de Maïté Sonnet. Comment avez-vous travaillé avec lui pour la musique ?
J’ai fait une erreur classique au début de l’écriture : j’ai monté la grosse scène avec de la musique avec un thème existant, celui de la BO de La Nuit du chasseur. Evidemment c’était parfait, il était difficile de faire mieux. Mais assez vite, Pierre m’a proposé des choses qui m’ont beaucoup plu et avec une certaine facilité : il a une intuition extraordinaire et il a finalement trouvé un thème tout en respectant ce que je voulais, c’est-à-dire une musique un peu planante, un peu électro, profonde par endroit et inquiétante. L’essentiel du thème et des directions a été trouvé assez vite, c’est ce qui fait pour moi l’immense talent de Pierre dont je connaissais le travail pour Les Garçons sauvages, qui est à mon sens un sommet de musique de film.
Avez-vous rencontré des difficultés en termes de production pour ce film ?
J’ai l’impression qu’on manque toujours d’argent sur de nombreux tournages. Néanmoins, on ne peut pas dire que le film a été mal financé, bien au contraire. Il a été financé plutôt rapidement puisqu’on a eu des aides de la Région et du CNC. Nous avons eu de la chance. Je travaillais aussi avec une productrice pour un long métrage, la question « Qui va produire Champ de bosses ?» ne s’est donc même pas posée.
Vous étiez enseignante avant de faire la Fémis puis de devenir scénariste et réalisatrice. Que vous apporte cette première expérience dans votre carrière cinématographique ?
L’enseignement m’apporte beaucoup de choses et j’y reviens souvent. Je me dis que c’est là que j’ai été formée. Quand j’accompagne des réalisateurs, ce qui est mon travail principal, j’ai l’impression de faire un métier pas si loin de celui de professeur : on cherche ensemble dans une direction, on apprend ensemble. Faire accoucher un réalisateur de son projet n’est pas si éloigné que de faire accoucher un élève de son devoir, des nouveaux savoirs qu’il a acquis. En tant que réalisatrice, j’ai l’impression d’avoir vécu - même si je ne suis pas si vieille – avant d’écrire et de raconter des histoires. Il est important de se frotter au monde. Et quand on est jeune prof, on subit des choses violentes car on est envoyé dans des endroits difficiles. Cette expérience m’a donné de l’empathie et beaucoup de sensibilité. J’ai appris qu’il fallait comprendre les raisons de chacun avant de juger et je trouve que c’est indispensable pour l’écriture : il faut réussir à comprendre chacun des personnages. La question de l’empathie est très importante et le professorat l’a pas mal développé chez moi.
Champ de bosses a bénéficié du soutien du CNC.