Avant votre arrivée, à quoi ressemblait le marché des films d’animation japonais en France ?
Pendant très longtemps, ça n’intéressait personne. L’animation japonaise n’était considérée ni par la presse grand public ni par les salles. À l’époque, il n’y avait que les films Ghibli qui intéressaient les exploitants. Pour le reste, on nous répondait : « Oh non, les robots c’est pour le club Dorothée. » Au mieux, on retrouvait quelques films en DVD de manière assez obscure. D’ailleurs, la France n’était pas la seule à être frileuse. Globalement, ces films ne sortaient ni aux États-Unis ni en Europe. De temps en temps, il y avait ce qu’on appelle des « events », c’est-à-dire une grosse projection en présence des équipes d’un film, au Grand Rex par exemple, souvent accompagnée d’une vente de goodies. Mais une vraie sortie avec un travail éditorial, des relations presse, du marketing, des achats d’espaces, de la promotion et des avant-premières… ça n’existait pas.
Et ensuite ?
On a vraiment créé tout un pan du secteur à partir de 2005, sans que les gens se rendent compte du potentiel existant. On a obtenu de gros scores, mais qui s’inscrivaient sur la longueur, et qui n’étaient donc pas « visibles ». Par exemple, avec Les Enfants loups, Ame & Yuki de Mamoru Hosoda, nous avons réalisé plus de 450?000 entrées, avec une sortie nationale sur 50 copies. Cette année, Suzume a battu tous les records pour un film japonais d’auteur (hors franchise et hors Ghibli) avec plus de 550?000 entrées. On était ravis de retrouver Makoto Shinkai, après l’avoir fait découvrir au cinéma avec Your Name en 2016. Dans l’idéal, notre objectif consiste non seulement à révéler des talents en France, mais surtout à les suivre et grandir avec eux.
Mais aujourd’hui vous êtes loin d’être la seule à vouloir mettre la main sur les films d’animation japonais…
Évidemment, et c’est normal. Bien souvent, les distributeurs indépendants s’occupent de ce qu’on appelle la R&D [recherche et développement expérimental, ndlr] du secteur. Ils découvrent des premiers films et des nouveaux talents. Dès lors qu’ils prouvent que c’est bankable, d’autres intérêts entrent en jeu. One Piece en est un très bon exemple. Il a fallu neuf films avant que l’on diffuse le premier au cinéma en France. C’était en 2011 avec Strong World, une sortie Eurozoom. Celui-ci comme les suivants a fait moins de 50?000 entrées. En comparaison, le dernier One Piece Film– Red, sorti avec Pathé, en a fait plus d’un million. Il aura fallu plusieurs distributeurs indépendants et plus de dix ans pour arriver à ce résultat ! Nous ne sommes plus tous seuls, des distributeurs qui ne voulaient pas entendre parler d’animation japonaise il y a vingt ans s’y intéressent. Mais je pense qu’il est primordial de sauvegarder un tissu de sociétés indépendantes : c’est comme ça que l’on permet au marché de croître.
C’est votre but avec Détective Conan ?
On mise beaucoup sur cette licence parce qu’elle est injustement méconnue en France. Il y a une raison bien précise à cela : pendant un moment, les séries Conan passaient à la télévision, mais la diffusion s’est arrêtée. Résultat, il y a eu une cassure dans l’exploitation de cette franchise en France, qui a été un peu abandonnée, et aucun professionnel n’a voulu réinvestir. Nous avons relevé le défi en essayant de rattraper le temps perdu [23 films à succès étaient déjà sortis au Japon avant la diffusion française de La Balle écarlate en 2021, ndlr], mais il était évident qu’on n’allait pas compenser une telle absence de notoriété en une fois. Alors, avec le studio TMS, qui est l’ayant droit japonais de Détective Conan, on a mis au point une stratégie à long terme. Comme c’est une licence qui sort un film par an, on a le temps de l’installer chez nous.
Et ça fonctionne jusqu’ici ?
Chaque film a fait mieux que le précédent. Cette année, avec Le Sous-marin noir, on sort le troisième long métrage de la franchise en France. Les chiffres du premier jour en salles sont déjà meilleurs que pour La Fiancée de Shibuya (2022), donc c’est bon signe. On a de très bonnes critiques presse, mais en ce qui concerne le grand public, notamment dans les villes de province, c’est plus compliqué puisque les salles sont un peu réticentes. On est certains qu’un public de fans existe en France comme au Japon, il suffit de le travailler. Je ne sais pas combien de temps ça prendra, mais on sait que le potentiel est là. Je pense qu’il faut avoir un peu de patience et donner sa chance à ce genre de licences aux univers très riches, qui ont largement fait leurs preuves en Asie. Créer des valeurs sûres au cinéma, ça prend du temps. Avec plus de 55 films d’animation japonais sortis en salles depuis 2005, Eurozoom a contribué à asseoir de nouveaux talents et créer un nouveau segment de marché. C’est un apport essentiel pour les salles, aussi bien en termes de participation à la reprise que de rajeunissement des publics, puisque ces films s’adressent tout particulièrement aux 15-25 ans.
Détective Conan : Le Sous-marin noir a bénéficié de l’Aide sélective à la distribution (aide au programme) et de l’Aide à l’édition vidéo (aide au programme éditorial) du CNC