Les titres de ses plus grands succès avaient fini par servir de qualificatifs sur mesure. Il était « magnifique » et « guignolo » ; « professionnel » et « animal » ; « incorrigible » et « as des as ». « Solitaire » également ? Sans doute pas, puisqu'il trôna dans sa jeunesse à la tête d'un gang de copains, la « bande du Conservatoire » (celle de Jean Rochefort, Jean-Pierre Marielle, Bruno Cremer…), une tribu générationnelle dont il fut à la fois le clown et le roi fou. « Enfant gâté » ? Très certainement, lui dont l'itinéraire a fini par dessiner l'un des plus beaux destins de l'histoire du cinéma français, celui d'une star ayant attiré plus de 160 millions de spectateurs dans les salles et dont le nom était devenu synonyme de « populaire ». Jean-Paul Belmondo nous a quittés ce lundi 6 septembre.
L'irrévérence comme maître-mot
Né le 9 avril 1933 à Neuilly-sur-Seine, Jean-Paul Belmondo est le deuxième des trois enfants du sculpteur Paul Belmondo et de l'artiste-peintre Madeleine Rainaud-Richard. Dans sa jeunesse, il se révèle être un élève indiscipliné, qui préfère la boxe aux études, puis se passionne à l'adolescence pour l'art dramatique. Au Conservatoire, où il entre en 1952, il va se heurter à l'hostilité de certains professeurs. « Avec la tête qu'il a, il ne pourrait jamais prendre une femme dans ses bras, cela ne serait pas crédible », tranche son professeur Pierre Dux. Belmondo détonne en effet, avec son nez épaté, son corps massif, son air rieur et ses lèvres sensuelles. Plus tard, le réalisateur René Clair dira : « Belmondo ? Oui, il est très bien… Mais il a une sale gueule ! Il ne peut pas faire de cinéma. » Le concours de sortie du Conservatoire, en 1956, est le théâtre d'une scène qui forgera la légende du futur « Bebel » : alors que le jury présidé par Marcel Achard ne lui a donné qu'un simple accessit qui l'empêche, de fait, d'entrer à la Comédie-Française, le jeune comédien est porté en triomphe par ses camarades et en profite pour adresser un bras d'honneur aux jurés. Toute sa carrière à venir semble ici contenue en germe : l'irrévérence, la joie enfantine, la ferveur collective, et le pied de nez aux grincheux.
Ce que ne réalisaient pas les professeurs du Conservatoire qui le trouvaient trop laid ou lui prédisaient une carrière cantonnée aux seconds rôles, c'est que le cinéma hexagonal n'allait pas tarder à connaître une redéfinition absolue de ses critères esthétiques, voire moraux. Une véritable révolution où les « moches » d'hier, comme Belmondo, seraient les canons de beauté de demain. « Ils représentaient la nouvelle génération, rejetant la beauté classique », expliquait en 2020 au Monde le journaliste et réalisateur Philippe Labro, qui dirigera l'acteur dans L'Héritier et L'Alpagueur. « Adieu Georges Marchal. Adieu Jean Marais. Adieu Gérard Philipe. Bonjour le nez cassé. J'étais sidéré par la gueule de Jean-Paul, cette beauté non classique. Il véhiculait une sorte d'électricité, il y avait en lui la proclamation d'un défi, c'était : “Attention, ne me faites pas chier, je peux tout casser.” Il avait, il a toujours eu, une part de pure folie qu'il ne contrôlait pas toujours, car c'est dans ses veines. »
Emblème de la Nouvelle Vague et roi du box-office
Après quelques premières expériences au théâtre et des petits rôles au cinéma (notamment dans Les Tricheurs de Marcel Carné), Jean-Paul Belmondo va devenir l'un des emblèmes de la Nouvelle Vague naissante grâce au succès d'À bout de souffle de Jean-Luc Godard, en 1960. Cette œuvre révolutionnaire, poème urbain explosif et phénomène de société, a été conçue par un ancien critique des Cahiers du Cinéma déterminé à briser toutes les règles en vigueur. « Pour moi, habitué à la rigueur du théâtre, c'était fabuleux !, analysera plus tard Belmondo. Je rentrais chez moi le soir, je disais à ma femme : “C'est formidable ! C'est un fou !” J'étais persuadé que ça ne sortirait jamais. On était totalement décontractés : on prenait ça pour un truc d'amateur, un amusement. » Non seulement le film sort, mais il va faire de son interprète le modèle et le porte-voix d'une jeunesse assoiffée de vie.
Jean-Paul Belmondo va superbement capitaliser sur ce premier succès, enchaînant au cours des années 60 les collaborations avec les auteurs phares de la Nouvelle Vague (Godard encore avec Une femme est une femme et le mythique Pierrot le Fou, François Truffaut avec La Sirène du Mississippi…), quelques incursions en Italie (La Ciociara de Vittorio De Sica, face à Sophia Loren, La Viaccia de Mauro Bolognini, face à Claudia Cardinale), une rencontre décisive avec l'idole Jean Gabin (Un singe en hiver), une autre avec le mentor Jean-Pierre Melville (Léon Morin, prêtre ; Le Doulos ; L'Aîné des Ferchaux), une association fructueuse avec Henri Verneuil (Cent mille dollars au soleil ; Week-end à Zuydcoote) et des comédies d'aventures au rythme bondissant (Cartouche ; L'Homme de Rio ; Les Tribulations d'un Chinois en Chine, tous trois signés Philippe de Broca, Le Cerveau de Gérard Oury), où éclatent sa gouaille de titi parisien, son charme solaire, son humeur primesautière. L'Homme de Rio tutoie les 5 millions d'entrées et installe sa vedette en roi du box-office, aux côtés d'Alain Delon et de Louis de Funès.
La « marque » Bebel
La recette « Bebel » va se systématiser et s'intensifier tout au long des années 70 et 80. Les mauvais accueils réservés à La Sirène du Mississippi, en 1969, et surtout à l'ambitieux Stavisky d'Alain Resnais, sifflé à Cannes en 1974 et boudé par le public, vont éloigner l'acteur du cinéma d'auteur et le convaincre de se concentrer sur l'action et la comédie. L'attraction principale, c'est lui et lui seul, Belmondo, dont le nom éclate sur l'affiche en lettres majuscules et éclipserait presque le titre du film. Un nom qui sonne comme une promesse de rires et de frissons, et devient une marque, au même titre que ceux de Clint Eastwood ou de James Bond. Avec son associé René Château, des réalisateurs complices comme Henri Verneuil, Georges Lautner, Jacques Deray, et le cascadeur Rémy Julienne, la superstar met au point une formule très efficace, très calibrée, où ses exploits casse-cou tiennent un rôle central. Dans Peur sur la ville, il court sur les toits d'une rame du métro parisien. Dans Le Guignolo, il s'accroche à un hélicoptère qui survole Venise.
Le public exulte, mais l'intelligentsia tique, comme en témoigne la polémique entourant la sortie de L'As des as, de Gérard Oury, en 1982, qui voit des critiques signer dans Télérama une tribune pour défendre Une chambre en ville de Jacques Demy, concurrent malchanceux du film d'Oury au box-office, et stigmatiser « l'écrasement publicitaire des films préconçus pour le succès ». Belmondo réplique avec une « Lettre ouverte aux coupeurs de têtes », dans laquelle il paraphrase Bernanos : « Attention aux ratés, ils ne vous rateront pas. » N'empêche : c'est le premier coup de canif dans un système qui s'enraye pour de bon avec l'échec du Solitaire de Jacques Deray, en 1987. « Ça a été le polar de trop, dira Belmondo. J'en avais marre et le public aussi. » Toujours aussi agile, il rebondit superbement avec Itinéraire d'un enfant gâté de Claude Lelouch, qui lui vaut le César du meilleur acteur en 1989, et un retour acclamé au théâtre avec Kean, puis Cyrano de Bergerac.
Une légende qui a « panaché tous les genres »
La carrière de Jean-Paul Belmondo se fera ensuite plus sporadique, nostalgique (Une chance sur deux, en 1998, où il reforme avec Delon le duo de Borsalino), d'autant plus qu'elle est ralentie par les conséquences d'un accident vasculaire cérébral survenu en 2001. Mais sa légende reste plus puissante que jamais, entretenue par les rediffusions télévisées de ses innombrables succès, la publication de ses mémoires (Mille vies valent mieux qu'une, en 2016) et les révérences de ses admirateurs, de Jean Dujardin, héritier autoproclamé, à Tom Cruise, qui multiplie dans Mission : Impossible – Fallout les clins d'œil à Peur sur la ville.
Jean-Paul Belmondo est devenu pour ceux qui lui ont succédé au sommet du box-office une référence aussi évidente et incontestable que l'étaient pour lui ses maîtres Jean Gabin, Michel Simon ou Jules Berry. Invité du Festival Lumière en 2013, Quentin Tarantino lui rendait hommage en ces termes :
L'intéressé, lui, concluait ainsi sa longue interview rétrospective donnée au magazine Première en 1995, illustrée par de superbes photos prises rue Campagne Première, là ou s'achevait À bout de souffle, trente-cinq ans plus tôt : « J'étais très content de tourner avec Godard, mais également avec Lautner. Le Guignolo, ce n'est pas le chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre, même si les trois premiers quarts d'heure étaient formidables. Et si je n'avais fait que ça, ce serait triste. Mais si je n'avais fait que Léon Morin, prêtre, ce serait très triste aussi. J'ai eu la chance d'être parmi les acteurs qui ont pu panacher tous les genres : depuis la Nouvelle Vague intello jusqu'à la franche rigolade. Je n'ai vraiment pas de regrets. Et si vous me donnez à choisir entre une carrière de maudit qui joue devant 100 personnes avec des critiques dithyrambiques et un acteur trop populaire, je n'hésite pas : je recommence demain. »
Filmographie sélective à (re)voir en vàd
Le Cerveau (1968) de Gérard Oury
Borsalino (1970) Jacques Deray
Le Casse (1971) d'Henri Verneuil
Le Magnifique (1973) de Philippe de Broca
Peur sur la ville (1974) d'Henri Verneuil
Flic ou Voyou (1978) de Georges Lautner
Le Professionnel (1981) de Georges Lautner
Le Marginal (1983) de Jacques Deray
Les Morfalous (1984) d'Henri Verneuil
Itinéraire d'un enfant gâté (1988) de Claude Lelouch