Quelle est votre fonction au sein de la Cinémathèque française ?
L’année prochaine, ça fera vingt ans que je travaille au sein de cette institution. Je suis responsable de la collection films et plus spécifiquement de l’accès à ces collections et à leur valorisation. Lors d’une année normale nous diffusons à peu près 650 films que ce soit auprès des salles de cinéma, des festivals, des chercheurs, des chaînes de télévision... Cette sollicitation permanente nous oblige à approfondir la connaissance de notre propre fond. Le but premier d’Henri Langlois était avant tout de montrer les films. Il était plus préoccupé par leur programmation que leur conservation. Cette tradition de rendre le plus visible possible les films, a ainsi rendu logique la création d’une plateforme VOD dès la mise en place du premier confinement. Il n’était soudain plus possible de les montrer en salle. Il fallait réagir.
Justement, comment est née la plateforme Henri ?
D’une frustration ! Une frustration que j’avais depuis plusieurs années. Je fais partie de la génération internet et j’avais le désir très fort de mettre nos films en ligne. L’idée n’était bien-sûr pas de faire ça n’importe comment, d’autant que nous n’avons pas forcément les droits des œuvres que nous possédons. En 2012, mon service a réalisé dans la foulée de la grande campagne de numérisation de la Cinémathèque, un catalogue répertoriant en ligne tout notre fond. Cette liste a été précieuse lorsque nous avons commencé à réfléchir à une plateforme. C’est évidemment le premier confinement qui a accéléré les choses et nous a même donné un petit coup de bâton sur la tête. Certaines cinémathèques - celles de Brest, Grenoble, Perpignan, notamment – s’étaient déjà dotées depuis longtemps d’un site de VOD patrimonial. Ces sites ont explosé à la fermeture des salles. On voyait également sur les réseaux sociaux des cinéphiles qui partageaient de références, dressaient des listes de films rares ou inconnus... Il nous semblait anormal que la Cinémathèque française ne soit pas capable, elle-aussi, de partager en ligne ses collections. Lorsque nous avons évoqué cette plateforme, l’impulsion était déjà là. Nous avons donc pu réagir très vite.
De quelle manière ?
La Cinémathèque française a la chance d’avoir une équipe « web », très performante. Elle comprend une dizaine de personnes. Très vite au sein de nos équipes, des personnes ont mis leurs compétences au service de la plateforme. Quand l’un a conçu un « peertube » pour l’hébergement des films, un autre s’occupait de la création du site. Mon rôle en tant que programmatrice était d’éditorialiser les choses et de réfléchir à ce que nous pouvions montrer. Certains auteurs « amis » comme Otar Iosselliani nous ont tout de suite appelé nous donnant leur entière bénédiction pour la mise en ligne de leurs films. A la mort de Philippe Nahon, Gaspar Noé s’est adressé à nous pour que nous lui rendions hommage via le partage de ses films sur la plateforme. Idem pour le chanteur Christophe, Dominique Gonzalez-Foerster et Ange Leccia, nous ont gentiment confié leur film jusqu’ici inédit, Personne n’est à la place de personne. Un film sur Christophe. Ce type de gestes et de donations, n’est pas si éloigné de ceux que nous vivons quotidiennement. Ils font partie de la vie de la Cinémathèque.
Comment avez-vous envisagé cette plateforme. Quel rôle devait-elle jouer ?
Henri doit être un lieu familier. Ce n’est pas tout à fait une salle de cinéma, il y a un accès plus direct, plus familier, plus informel aux films. Le nom même de la plateforme renvoie évidemment à l’esprit d’Henri Langlois dont les maître-mots étaient la générosité et l’hétérodoxie. La Cinémathèque s’intéresse depuis sa création à tous les formats, toutes les nationalités... Il faut aussi de l’inattendu. Les gens s’attendaient sûrement à une programmation uniquement composée d’incunables... Or notre récente programmation baptisée American Fringe pose un regard sur le cinéma américain contemporain avec des films à la marge du cinéma indépendant plus traditionnel.
Y a-t-il toutefois des critères spécifiques pour qu’un film soit présent sur Henri ?
Il est important de rappeler qu’Henri, est et doit rester, un site non commercial, non sponsorisé. Nous gardons la main à 100 % sur ce que nous faisons. Nous avons pris en charge l’intégralité du développement de la plateforme. Cela n’empêche pas à l’avenir de trouver des mécénats pour nous aider à rayonner dans le monde entier avec le sous-titrage en anglais de tous les films. Outre la gratuité, nous tenons à ce que la qualité des films que nous proposons soit irréprochable. Nous nous sommes ainsi concentrés sur les œuvres restaurées sous l’impulsion de la Cinémathèque. Un film doit être donc prêt techniquement mais aussi juridiquement. Nous avons un devoir d’exemplarité et tous les droits ont été régularisé au préalable grâce à un travail commun avec le CSA, la SACD... Si la plateforme est non commerciale, nous tenons toutefois à reverser des droits aux créateurs. Pour ce qui est du « profil » des œuvres, l’idée n’était bien-sûr pas d’empiéter sur le terrain des éditeurs vidéo ou des plateformes payantes dédiées au patrimoine qui existent déjà. Ainsi lorsque nous choisissons de donner accès aux œuvres de Jean Epstein, nous le faisons avec le soutien de l’éditeur Potemkine à l’origine d’un beau coffret autour de ce cinéaste il y a quelques années. Notre geste est différent du leur. Quand l’œuvre de Jean Epstein arrive sur Henri, elle a déjà eu une vie commerciale. Nous lui redonnons une actualité. Certains films comme La campagne de Cicéron que possède l’éditeur Carlotta, nous l’avons proposé sur une durée limitée. Henri a un rôle prescripteur auprès des cinéphiles. Le fait de programmer un film sur la plateforme peut redonner de la valeur à un film.
L’idée est également de défricher, de montrer des choses rares voire inédites...
C’est exactement ça. « Vous ne connaissez pas cet auteur ? On va vous le montrer, vous l’expliquez... » J’aime à croire qu’un outil comme cette plateforme permette de prolonger notre travail autour de la diffusion des œuvres. Comme je l’évoquais plus haut, il y a également une générosité spontanée de certains auteurs : « On a retrouvé ce film sur les étagères, vous ne voulez pas le monter ? » Sur Henri le geste est plus simple qu’une projection en salle lors d’une séance un peu isolée... On ne peut nier aujourd’hui la puissance d’internet. Pour l’heure, nous proposons dix-neuf programmations différentes. Il y a une politique des auteurs « amis » de la Cinémathèque, un fond de cinéma muet, une place dédiée à la figure d’Henri Langlois donc à l’histoire de la Cinémathèque... Nous restons toutefois ouverts à des partenariats. Beaucoup de Cinémathèque dans le monde n’ont pas forcément les moyens, ni l’ambition, de mettre leurs films en ligne. J’ai très envie d’accueillir, par exemple, des films thaïlandais que personne n’aura jamais vu, des films hongrois... La Cinémathèque de Bolivie fait, par exemple, depuis plusieurs années un travail génial, c’est l’une des plus influentes des pays des Andes. On va sûrement programmer un cycle de de leurs films dans nos salles quand nous le pourrons, et conjointement sur Henri. Il peut, en effet, exister des ponts.
Vous êtes-vous fixé des objectifs précis sur le rythme à tenir et la fréquentation ?
Nous avons été surpris du succès de la plateforme et ce dès sa mise en place. La fréquentation du site de la Cinémathèque a été multipliée par dix. Nous avons mis en ligne notre premier film le 9 avril et avons tenu la cadence d’un nouveau film par jour jusqu’au 15 juillet. Après une pause durant l’été, la programmation a repris le 30 septembre au rythme cette fois d’un nouveau film par semaine. Entre avril et juillet, nous avons réuni plus de huit cent mille visiteurs.
Quels sont les films qui marchent le mieux ?
Voici notre Top 5 :
- La chute de la maison Usher de Jean Epstein : 77 000 visionnages.
- Personne n’est à la place de personne. Un film avec Christophe de Dominique Gonzalez-Foerster et Ange Leccia : 44 000 visionnages
- Un petit Monastère en Toscane d’Otar Iosseliani : 33 000 visionnages
- Algérie, année zéro de Marceline Loridan-Ivens et Jean-Pierre Sergent : 31 0000 visionnages
- Orson Welles à la Cinémathèque : 25 000 visionnages
Au-delà de ces « hits », les films American Fringe totalisent aujourd’hui 2000 visionnages en moyenne. Quand on sait que la salle Henri Langlois fait cinq cent places, nous affichons donc virtuellement complet sur quatre séances.
Quel est l’avenir de la plateforme ?
Maintenant qu’Henri existe nous allons continuer à faire vivre la plateforme, en gardant le rythme d’un nouveau film par semaine. Ma programmation est prête pour les douze prochains mois. Nous avons donc le temps de voir venir.