Braguino, sorti pendant le Mois du film documentaire, est couplé à une exposition au BAL sur le même sujet. Pourquoi ce choix ?
C’est la première fois que je travaille un même corpus d’images sous différentes formes. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, quand je suis parti en Sibérie rencontrer cette famille, je n’étais pas certain de revenir avec suffisamment de matière pour faire un film. Les conditions de tournage étaient compliquées. On ne pouvait rester que très peu de temps. Et il était difficile de créer une « narration » à partir de ce sujet, et de la faire simplement naître sur une table de montage, sans voix off. Or cela me semblait en revanche possible dans le cadre d’une exposition, dont la structure permet d’intégrer d’autres éléments de narration. Par ailleurs, Braguino était un projet assez cher : en faire à la fois un film et une exposition permettait de rassembler davantage de financements.
Pourquoi ne pas utiliser de voix off dans vos documentaires ?
La première raison, c’est que je ne saurais pas faire ça bien. Il y a des cinéastes que j’admire et qui font des films à la première personne, comme Werner Herzog ou Alain Cavalier. Moi, je n’en suis pas capable. Il faut donc que je parvienne à contextualiser et à intégrer des informations autrement, c’est-à-dire par les personnages et par le montage. Par ailleurs, ce qui m’intéresse, c’est la part manquante du réel. C’est le hors champ, l’ellipse, une information qui manque soit à moi, soit aux personnages, soit au spectateur. Et d’observer comment, à partir de ce manque-là, va se construire une tension ; comment la fiction et l’imaginaire vont le combler. C’est, à mon sens, le questionnement qui est à l’origine de mon métier : qu’est-ce qui manque au réel pour que l’on ait besoin de se raconter autant d’histoires ?
Quelles sont pour vous les spécificités de la forme documentaire par rapport, par exemple, à la fiction ?
La différence fondamentale entre un tournage de fiction et un tournage de documentaire, c’est que dans la fiction il y a un contrat qui lie la personne filmée à la personne qui filme, qui la met à sa disposition. Dans l’autre cas, la personne peut décider de ne plus répondre, de mettre fin au tournage. Contrairement à un film de fiction, je n’ai pas le pouvoir ni le contrôle dans le documentaire. L’enjeu est d’arriver malgré tout à garder la main sur ce qui va se passer. A intégrer les imprévus. A réagir instinctivement et à organiser ces éléments chaotiques pour donner une signification. Le documentaire m’apprend à faire confiance au réel, à attendre que se produisent des accidents, même si j’ai le sentiment, pendant le tournage, que je n’aurai jamais assez de matière ! C’est seulement après que je me rends compte que tel mouvement ou tel regard racontent énormément de choses.
Y a-t-il des éléments ou des passages de Braguino que vous avez mis en scène ?
Très peu. Ce qui peut donner cette impression, c’est que nous avons tourné à deux caméras et qu’il y a donc des raccords dans le mouvement. Le film est découpé comme une fiction car nous sommes sur plusieurs axes, ce qui est assez rare dans ce style de documentaire. Mais je n’ai aucun problème avec le fait qu’un réalisateur de documentaire devienne un metteur en scène de personnages réels. On crée de toute façon de la fiction par le fait de découper un cadre dans le réel. On évacue ainsi des choses qui font pourtant partie du réel. Ces choses manquent, donc d’une certaine manière on « fictionnalise ». Croire à la captation pure, c’est de toute façon une superstition absurde. J’ai juste raconté une histoire à partir de ce qui s’est passé. Elle a beaucoup de points communs avec la réalité de ces gens, mais elle est parfois contaminée par mon regard, par ce que je projette sur eux. Par ce que j’ai vu en eux, mais qui n’est pas forcément eux. Par le déséquilibre qu’il peut y avoir entre la place que je donne aux choses et la place qu’elles ont réellement pour ces gens.
Cela se joue également au montage ?
Oui mais également pendant le tournage, quand ma caméra va s’attarder sur tel personnage plutôt que sur tel autre.
Comment intégrez-vous l’innovation technologique dans votre travail ?
Sur ce point, je suis toujours assez partagé. Le cœur de mon métier est très archaïque ; il consiste à raconter l’histoire d’un personnage traversant un tissu de problématiques pour en ressortir transformé. Cela n’a pas d’âge, ne correspond à aucune technologie et a déjà été raconté sous toutes les formes possibles. Dans ce cadre, les nouvelles technologies sont essentielles car elles ouvrent énormément de portes et permettent d’expérimenter, mais elles ne changent pas les règles du jeu.
Vous êtes un artiste pluridisciplinaire (vidéo, photographie, installations, documentaires, fiction…). Quels sont les fils rouges de votre travail ?
La question de la croyance est centrale. Jusque dans ce qu’elle a de plus retors et manipulateur, c’est-à-dire le mensonge. Mon premier documentaire, Bielutine, suivait ainsi deux mythomanes. Et cela va jusqu’à la dimension spirituelle de la croyance : croire aux signes, à une autre dimension… Dans cette arche-là, il y a beaucoup de jalons possibles, qui m’intéressent tous. Et cela mène à la question du mystère, à laquelle je tiens également beaucoup : cette « part manquante du réel » qui va conduire les personnages comme le spectateur à tenter de combler ce vide par l’imaginaire. C’est dans ces « trous noirs » que va par exemple apparaître le sacré.
Quelle place accordez-vous à l’image ?
L’image, c’est un peu mon fonds de commerce ! Le cinéma est un medium avec une force de frappe extrêmement puissante. C’est autoritaire. L’écran est très grand, le spectateur est tout petit. Dans une exposition, il y a aussi des manières de faire autorité sur l’œil, mais pas de la même façon. Dans tous les cas, c’est un hold up sur les sens. Je fais des images comme un bandit. Je vais attraper l’œil et l’oreille. Et je vais faire perdre ses repères au spectateur. Pas pour prendre le pouvoir sur lui, mais pour, quelque part à l’intérieur de son esprit, ouvrir une brèche, un espace pour qu’il ne regarde pas les choses de la même manière. C’est aussi pour cela que dans Braguino la géographie est compliquée. On ne comprend pas forcément tout. On a juste des éléments de narration, on doit se reconstruire un récit. Donc on travaille. Une partie du cerveau est occupée à raccorder le sens, la signification. Les sens sont, eux, aspirés par ce qui se passe sur l’écran. Une troisième partie du cerveau vit l’expérience humaine que raconte le film. Mais elle n’est plus maîtrisée par la partie rationnelle du cerveau...
En profitez-vous pour faire « passer » un message ?
Non, quand on a un message à faire passer, le plus simple c’est La Poste ! (rires) Je n’ai pas de message à passer mais beaucoup de questions à poser. Je n’ai pas de réponse mais des interrogations.
Dans un entretien accordé à Libération, vous expliquiez avoir voulu être peintre mais être un peintre raté faisant, par conséquent, de la peinture avec la mise en scène. Pourriez-vous développer cette idée ? Qu’est-ce qui, dans votre travail de réalisateur, relève de procédés picturaux ?
Je suis un spectateur amoureux de la peinture. Dans la peinture figurative, il s’agit d’assembler les éléments, de mettre en scène. Les peintres italiens font de la mise en scène, décident de la pose du modèle, du cadre, de la lumière. Aujourd’hui, en tant qu’artiste, je suis très maladroit pour fabriquer directement. Par contre je sais assembler et mettre en lien des choses qui a priori n’ont pas de lien. C’est là que se situe mon travail : écrire les règles du jeu et rassembler certains éléments pour qu’ils se rencontrent et produisent du sens et des « accidents ». J’ai compris que c’est aussi cela qui m’intéressait dans la peinture et que cela pouvait passer par la mise en scène.
Les différentes disciplines dans lesquelles vous œuvrez se nourrissent-elles et se complètent-elles ?
Oui, les frontières sont très poreuses. Tout cela relève, au fond, d’un même langage. C’est quelque chose de totalement intuitif, je ne me pose pas de questions. Quand j’ai commencé, on parlait de transdisciplinarité et de multidisciplinarité. Dans les années 1990, les artistes n’avaient plus un seul medium roi, mais exploraient plusieurs voies. Mais d’une certaine manière, c’est déjà ce qui se passait au quattrocento dans les ateliers des artistes.
Sur quels projets travaillez-vous actuellement ?
J’écris un long métrage de fiction. Et je vais participer, comme artiste associé, à une exposition au Palais de Tokyo sur le thème de l’enfance.
Entretenez-vous un rapport particulier à ce thème ? Les enfants sont également au cœur de Braguino…
C’est une question qui me préoccupe beaucoup. C’est lorsque que nous étions enfants que nous avons commencé à « croire », à nous raconter des histoires et d’autres mondes, à ne pas nous satisfaire de ce qui nous était donné. Tout se construit là. Devenir artiste, c’est refuser que tout cela s’arrête et vouloir être payé pour que cela ne s’arrête pas !