« J’ai 66 ans. On m’appelle beaucoup moins qu’avant. Alors je me suis dit : autant finir en beauté avec Soudain seuls. Un projet à part, avec une incroyable ampleur, et en complicité avec un réalisateur que j’aime beaucoup. » Le deuxième long métrage de Thomas Bidegain –adapté du roman de la navigatrice Isabelle Autissier–qui met en scène un couple embarqué pour un tour du monde en bateau se retrouvant bloqué après une tempête sur une île en Antarctique signe donc la fin de la carrière du chef décorateur François Emmanuelli. Une carrière qui doit beaucoup, selon ses propres mots, à une suite de concours de circonstances heureuses.
Lorsqu’il se retrouve pour la première fois à occuper le poste de chef décorateur sur Les Arcandiers, le premier film de Manuel Sanchez en 1991, François Emmanuelli est loin d’avoir suivi le cursus habituel, du stage à l’assistanat, qui prévaut dans ce métier. « Je n’avais même jamais eu cette profession en tête ! Après deux années de fac d’arts plastiques, j’ai fait l’école des Arts appliqués dont je suis sorti avec un diplôme de sculpteur maquettiste. Dans la foulée, j’ai monté avec un ami Les Productions de l’Ordinaire, une société de fabrication d’objets publicitaires, de maquettes et d’objets surdimensionnés. » La société a ses locaux à Paris, dans une impasse, au bout de laquelle se trouve le bureau d’Hélène Viard, la monteuse du Tartuffe de Gérard Depardieu et du Van Gogh de Maurice Pialat. « On a sympathisé, raconte François Emmanuelli. Or il se trouve qu’Hélène était en train de monter un court métrage de Manuel (Sanchez). Elle me l’a présenté et il m’a directement proposé de devenir le chef déco de son premier long. » Une proposition qui se concrétisera après un entretien avec le producteur Alain Rocca, à la tête de la société Lazennec.
« Il y avait peu de budget, se souvient le chef décorateur. Avec mon équipe, on a vécu ce tournage comme une mission, on ne comptait pas nos heures, mais le manque de moyens a rendu l’aventure très complexe. Tel que je l’avais pratiqué sur ce plateau, j’avoue que ce poste ne me séduisait guère. » Pourtant, Alain Rocca est plus que satisfait de son travail. Une rencontre change tout : celle avec le réalisateur Cédric Klapsich dont Alain Rocca coproduit le premier long métrage Riens du tout. « Je ne remercierai jamais assez Alain de m’avoir présenté Cédric qui va m’engager peu après pour Le Péril jeune», raconte François Emmanuelli. Là aussi, le budget est tout petit (le film est produit par Vertigo) et l’immensité de la charge de travail pour faire revivre à l’écran les années 1970 immense. Le chef déco n’hésite pas à mixer les époques dans ses choix d’objets apparaissant à l’écran.
De Klapisch à Audiard
Dans les années qui suivent, François Emmanuelli signe les décors des Apprentis de Pierre Salvadori, de La Femme défendue de Philippe Harel mais deviendra surtout, jusqu’à L’Auberge espagnole en 2002, le collaborateur attitré de Cédric Klapisch. Il travaille sur Chacun cherche son chat, Peut-être (15 millions d’euros de budget –dont près de 2,5 millions consacrés aux seuls décors, entièrement faits à la main en Tunisie avec la main-d’œuvre et les matériaux locaux) et Un air de famille, adapté de la pièce de Jean Pierre Bacri et Agnès Jaoui. Un film essentiel dans son parcours : « Un air de famille a été tourné entièrement en studio. Il a donc fallu tout dessiner. Et surtout, on m’a embauché pour être présent tout au long du tournage, afin de me tenir prêt à intervenir au cas où il y aurait un problème. Chaque jour, je restais des heures sur le plateau, une fois le reste de l’équipe parti, à travailler sur les plans et les déplacements du lendemain. J’ai pris une grande leçon de cinéma. C’est l’une des plus belles expériences que j’ai vécues. À la première du film, quand la lumière s’est rallumée, j’ai même pleuré ! Je dois vraiment énormément à Cédric. »
L’aventure commune avec Klapisch s’arrêtera dans les années 2000 avec Les Poupées russes que François Emmanuelli doit décliner, mais pour une bonne raison : Jacques Audiard vient de faire appel à lui pour les décors de De battre mon cœur s’est arrêté. « J’aimais son cinéma, je le pistais depuis un petit moment. Et je l’avais rencontré quand il partageait la vie de Marion Vernoux avec qui j’ai travaillé sur Love etc. et À boire.» C’est d’ailleurs juste après la fin d’À boire que Jacques Audiard le contacte. « Ce fut évidemment un crève-cœur de dire non à Cédric, reconnaît François Emmanuelli. Mais là encore, qu’est-ce que j’ai appris au contact de Jacques ! C’est un artiste, dans le sens le plus noble du terme. Il te challenge en permanence et j’ai vraiment donné beaucoup de moi-même pour ne pas le décevoir. »
Qui dit Audiard dit forcément Thomas Bidegain, son fidèle coscénariste. Avant de travailler sur Soudain seuls, François Emmanuelli avait déjà signé les décors de son premier film Les Cowboys, en 2015. « J’ai croisé pour la première fois Thomas en 2004 sur le plateau d’À boire où il était venu faire de la figuration dans le rôle d’un pianiste de bar. Mais notre véritable rencontre a vraiment eu lieu sur De battre mon cœur s’est arrêté, où Jacques Audiard lui avait demandé de regarder et d’analyser quotidiennement les rushes pour lui faire un retour. J’ai commencé à m’installer à ses côtés et à échanger avec lui sur ce qu’on voyait. C’est ainsi qu’on est devenus amis. Une fois le film terminé, je lui ai même dit que j’étais certain qu’il passerait un jour derrière la caméra. Il m’avait alors assuré que non. »
La suite de l’histoire est connue. Après deux César du scénario pour Un prophète et De rouille et d’os, Thomas Bidegain passe à la réalisation avec Les Cowboys et embarque avec lui François Emmanuelli. Les deux hommes se sont donc naturellement retrouvés pour Soudain seuls. « La première fois que Thomas m’a parlé de ce film, il n’avait pas encore écrit une ligne. On était plusieurs chez lui à dîner et il a commencé à nous raconter différentes idées de scénarios, dont celle qui donnera naissance à Soudain seuls. Pour moi, il était évident que cette idée d’un tournage sur une île déserte tenait du fantasme, trop coûteuse, synonyme de problèmes. Je pensais qu’elle ne verrait jamais le jour. » D’abord imaginé en anglais, Soudain seuls verra finalement le jour en français. Le défi consiste pour François Emmanuelli, comme à tous les postes, à repenser son travail en un temps record. « Thomas a réécrit le film en fonction des nouveaux comédiens, Mélanie Thierry et Gilles Lellouche. On a suivi la même logique pour les décors. On a bâti tout ce qu’on aperçoit sur la plage et la station météo en s’appuyant sur des éléments déjà construits mais non achevés qu’on avait récupérés et stockés. Et j’ai imaginé et dessiné les différents bâtiments comme si certaines parties d’entre eux s’étaient effondrées sur elles-mêmes. Cela réduisait de fait les coûts et ça permettait de montrer à l’écran le passage du temps et l’aspect abandonné de l’île. » Pour cela, il a pu s’appuyer sur la confiance du cinéaste. « Thomas est un réalisateur qui apprécie la déco. Et moi je suis un décorateur qui a envie d’amener par mon travail des éléments n’apparaissant pas dans le scénario. Voir l’enthousiasme de Thomas quand il découvre des choses non prévues, de la même manière que quand un comédien improvise quelque chose qui n’est pas écrit dans le scénario et qu’il le reprend immédiatement, c’est valorisant et grisant. »
soudain seuls
Réalisation : Thomas Bidegain
Scénario : Thomas Bidegain et Valentine Monteil d’après le
roman d’Isabelle Autissier
Photographie : Nicolas Loir
Montage : Laurence Briaud
Décors : François Emmanuelli
Musique : Raphaël Haroche
Production : Trésor Films, Truenorth, Artémis Productions
Distribution et ventes internationales : StudioCanal
Sortie en salles le 6 décembre 2023