En novembre 2004, alors au balbutiement de sa carrière, Gaspard Ulliel se confiait à Studio Magazine : « je rêve d’écrire et de réaliser un jour un film ». Ce rêve, le comédien n’aura jamais eu le temps de le réaliser… Et l’annonce de sa disparition brutale a plongé le cinéma dans la sidération. « C'est invraisemblable, insensé, et tellement douloureux de même penser écrire ces mots. Ton rire discret, ton œil attentif. Ta cicatrice. Ton talent. Ton écoute. Tes murmures, ta gentillesse. Tous les traits de ta personne étaient en fait issus d'une douceur étincelante. C'est tout ton être qui a transformé ma vie, un être que j'aimais profondément, et que j'aimerai toujours. Je ne peux rien dire d'autre, je suis vidé, sonné par ton départ » témoignait ainsi Xavier Dolan sur Instagram. « Gaspard était la bienveillance et la gentillesse. La beauté et le talent », écrivait sur son compte Twitter Pierre Niney qui, comme lui, campa Yves Saint-Laurent sur grand écran. Et rien ne saurait mieux résumer l’artiste et l’être humain qu’était Gaspard Ulliel, fauché à seulement 37 ans.
Quand on lui demandait ce qui lui avait donné envie de devenir acteur, ce fils de stylistes aimait à répondre : le hasard. En l’occurrence une amie de sa mère qui venait d’ouvrir une agence de comédiens lui a proposé d’y entrer. Très vite, le jeune collégien décroche ses premiers castings télé, notamment dans la série Une femme en blanc avec Sandrine Bonnaire. Mais surtout il développe, tout jeune, une cinéphilie qui ne le quittera plus. Ulliel se disait beaucoup plus curieux du travail des metteurs en scène que des comédiens et au fil des années, Sans soleil de Chris Marker, Le Mépris de Godard, Persona de Bergman vont devenir ses films de chevet. Ceux qui l’avaient rencontré peuvent également témoigner : il pouvait vous parler en détails de l’œuvre de Joao Cesar Monteiro, dont l’univers étrange le fascinait.
Comme comédien, il rencontre le cinéma en 1998 par le biais d’un court de Marina de Van, Alias. Il fait ensuite sa première apparition dans un long métrage en 2001, en se faisant littéralement dévorer dans Le Pacte des Loups de Christophe Gans. « J'ai tout de suite aimé l'ambiance des plateaux. Mais jamais je ne me suis dit que je voulais être comédien. Je pensais davantage à la mise en scène C'est le fait d'enchaîner les tournages qui m'a entraîné vers le jeu. », confiait-il toujours à Studio Magazine. Et cette envie d’être un jour derrière la caméra aura eu son importance. En 2002, Michel Blanc lui offre son premier rôle important - un ado vivant ses premières expériences amoureuses et sexuelles - dans Embrassez qui vous voudrez. « Choisir un jeune comédien pour jouer le fils de deux vedettes est un coup de poker », expliquait en octobre 2002 Michel Blanc dans Studio Magazine. « Gaspard ne ressemble ni à Denis Podalydès, ni à Karin Viard. Et pourtant, dès les premiers rushes, j'y ai cru. Peut-être parce qu'il y a la même tendresse grave dans ses yeux que dans ceux de Denis. Certainement parce que c'est un acteur extrêmement doué, qui veut plutôt devenir metteur en scène... Il s’intéresse beaucoup la fabrication du film. Il pose énormément de questions techniques. Ça me rappelait quelqu’un ! »
Ce film permet à Ulliel de décrocher la première de ses trois nominations au César du meilleur espoir. Mais surtout, à partir de là, tout s’accélère. En 2003, il découvre la compétition cannoise en incarnant un jeune homme mystérieux qui s’éprend d’une jeune veuve (Emmanuelle Béart) dans Les Egarés d’André Téchiné qui se déroule dans la France de 1940. Ce rôle lui vaut sa deuxième nomination au César, mais c’est la troisième qui sera la bonne. Dans Un long dimanche de fiançailles, Jean-Pierre Jeunet lui confie le rôle d’un soldat de la guerre de 14-18 dont la jeune amoureuse (campée par Audrey Tautou) refuse de croire à sa mort sur le front.
Ce film ainsi que son César attirent définitivement l’attention du public et de la profession sur ce jeune comédien à la beauté étrange. Le mystère qu’il dégage à l’écran, sa cinégénie incroyable et sa gentillesse désarmante hors des plateaux donnent envie à une foule de metteurs en scène de l’engager. Français (de Rodolphe Marconi avec Le Dernier jour à Bertrand Tavernier pour La Princesse de Montpensier en passant par Laurent Boutonnat qui en fait son Jacquou le croquant) comme étrangers puisque Gus van Sant le dirige face à Marianne Faithfull dans son segment de Paris je t’aime et qu’il décroche le rôle-titre du Hannibal Lecter : Les Origines du mal de Peter Webber.
Et puis, soudain, comme tout comédien le vit au cours de sa carrière, tout semble s’arrêter. Au début des années 2010, il tourne moins, disparaît des magazines. Jusqu’à la renaissance avec le rôle d’Yves Saint-Laurent que lui confie Bertrand Bonello. Dès la projection du film en compétition officielle à Cannes, sa prestation fait l’unanimité. Et il ne boude pas son plaisir. « Je sortais d’une période d’attente qui finissait par devenir stérile » assurait-il en septembre 2014 à Première. « J’avais levé le pied, j’étais entré dans des calculs de carrière, des choses néfastes. Je traversais un âge un peu bâtard où je ne pouvais plus jouer les ados tourmentés mais pas encore les trentenaires ou les jeunes papas. J’attendais ce rôle, celui de la maturité. Et j’ai l’impression que ce film va faire évoluer les choses pour moi. »
Il ne s’y est pas trompé. Même si cette année-là, il s’incline aux César face à Pierre Niney, le Saint-Laurent de Jalil Lespert, le regard que portent sur lui le public et encore plus le métier ne sera plus le même. On peut l’admirer au théâtre en 2015 dans Démons de Lars Noren mise en scène par Martial Di Fonzo Bo. Et un an plus tard, c’est bien lui qui décroche cette fois-ci le César du meilleur acteur pour Juste la fin du monde de Xavier Dolan, adapté de la pièce de Jean- Luc Lagarce, où il campe un jeune écrivain de retour dans sa famille après douze ans d’absence pour annoncer sa mort prochaine. Depuis, il n’avait cessé d’arpenter des univers très différents, accompagnant les premiers pas de cinéaste de Stéphanie Di Giusto (La danseuse), tournant pour Benoît Jacquot (Eva), Pierre Schoeller (son anti-fresque sur la Révolution Française, Un peuple et son roi), Justine Triet (Sibyl) ou le très punk F.J. Ossang (9 doigts), entamant une fructueuse collaboration avec Guillaume Nicloux (Les Confins du monde face à Gérard Depardieu et la mini-série Il était une seconde fois)…
En octobre dernier, on avait pu aussi admirer son aisance dans la comédie avec La Vengeance au triple galop où Alex Lutz revisitait les soaps kitsch des années 80, de Dynastie à Amour, gloire et beauté. Il avait même depuis retraversé l’Atlantique pour la série Moon Knight que proposera Disney + à partir du 30 mars. Mais c’est sur grand écran qu’on pourra le retrouver pour une toute dernière fois dans Plus que jamais d’Emily Atef où son personnage croise la route d’une jeune femme malade (Vicky Krieps) sillonnant l’Europe pour redonner un sens à sa vie.
En avril, il devait retrouver Bertrand Bonello pour La Bête, un film de science-fiction situé dans un monde où les émotions sont devenues dangereuses, avec comme partenaire principale Léa Seydoux. Mais ces retrouvailles n’auront donc jamais lieu. Pas plus que ce film qu’il rêvait un jour de mettre scène.