Votre nouveau film, Adults in the Room, que vous écrivez et réalisez, aborde le thème de la « crise grecque », et plus particulièrement la façon dont l’Eurogroupe a traité la Grèce après l’élection du gouvernement Tsipras. Pourquoi ce choix ?
A l’origine, je me suis intéressé au drame que vivaient les Grecs. Je ne vis plus en Grèce depuis près de 70 ans mais je viens de cette société, et cette souffrance m’a interpelé. Je me suis rendu sur place, j’ai rencontré des gens, qui m’ont raconté la pénibilité de leurs vies… Je pensais alors réaliser une sorte de mélodrame sur cette situation. Mais très vite je me suis aperçu que, de l’autre côté, il y avait ceux qui étaient à l’origine de ce mélodrame : l’Europe, ou en tout cas une partie de l’Europe. J’ai alors commencé à m’intéresser à la façon dont les relations entre la Grèce et l’Europe s’étaient déroulées. Mais c’était très abstrait. Les informations que l’on pouvait trouver étaient souvent contradictoires ou excessives.
Difficile, dans ces conditions, de trouver la porte d’entrée pour un scénario ?
Oui. Jusqu’au jour où la gauche a pris le pouvoir en Grèce. Il y a ensuite eu un referendum, puis la démission du ministre des Finances, Yanis Varoufakis. Je me suis demandé pourquoi, et j’ai fini par le rencontrer. Il avait pris part aux réunions de l’Eurogroupe et, comme il n’y avait pas de comptes-rendus, il les avait enregistrées. Il me les a fait écouter, m’a montré ses notes... En parallèle, il écrivait un livre sur son expérience, et me l’a fait lire au fur et à mesure de sa conception. A travers ce personnage et son témoignage, j’avais trouvé la porte d’entrée pour ce film qui, d’un mélodrame, a peu à peu pris la forme d’une tragédie grecque.
Vous écrivez, dans vos mémoires* : « Je pense que si on ne les nomme pas, si on n’en parle pas, si on ne les photographie pas, ou si on ne les filme pas, les hommes, les choses, les drames, les situations n’existent pas. » C’est pour cette raison que vous avez fait certains films, et notamment Adults in the Room ? Pour que ces faits ne soient pas oubliés, pour leur « donner corps » ?
Le cinéma permet de montrer, de raconter des histoires par des images. Je pense qu’il est essentiel que l’art, et donc le cinéma, soit témoin de son temps, de ce qu’il se passe autour de nous. C’est ce qui me préoccupe en permanence quand il s’agit de trouver un sujet de film. Ça, et la volonté de mettre en lumière des résistances. On se trouve toujours face à des difficultés, des contradictions, et je pense qu’il faut tenir à sa liberté et résister lorsqu’on est confronté à des choses qui ne nous conviennent pas. Voilà ce que je tiens à montrer.
Vous avez l’image d’un cinéaste très politique, engagé. Mais à la lecture de vos mémoires, on a l’impression que vos films naissent plus de votre curiosité que d’un engagement politique ou militant…
Ce qui m’intéresse, c’est d’observer notre monde et d’avoir mon opinion sur ce qui se passe. C’est un spectacle extraordinaire, dans lequel on est à la fois spectateur et auteur, puisqu’on y participe. La position de spectateur me plaît beaucoup. L’idée du « militant » ne me correspond pas du tout, car il faut s’attacher à une pensée, à un parti ou à un dogme et le suivre. Moi je me pose surtout des questions, sans arrêt, sur tout. Donc je regarde le monde et j’essaye de comprendre [sourire]. Par contre, comme je le disais, je crois beaucoup à une chose fondamentale, c’est la notion de résistance, car c’est essentiel et créateur de démocratie.
On sent dans Adults in the Room une volonté de rester le plus possible collé aux faits et d’éviter les effets de « dramatisation ».
J’ai en effet évité le plus possible la dramatisation. Par exemple, le chef de l’Eurogroupe a réellement dit à la presse en parlant des Grecs : « Voilà un peuple qui a dépensé 327 milliards en femmes et en alcool ». C’est d’une telle absurdité que je ne l’ai pas mis dans le film, pour ne pas encore noircir le personnage. Il y a énormément de choses de ce style que je n’ai pas inclues, une espèce de sous-évaluation constante du peuple grec, à la limite du racisme. Je ne veux pas dramatiser ou créer de manière artificielle un certain nombre de choses. Mais il est vrai aussi que quand on fait un film, on veut prendre certaines libertés pour créer des images, que ces images soient plus faciles à comprendre et plus faciles à suivre dans l’évolution de l’histoire. Et ça je le fais, absolument.
Au-delà d’un intérêt pour le sujet, est-ce que, quand vous lisez un livre en vue de l’adapter, vous vous intéressez à la potentielle « matière visuelle » qu’on y trouve ?
Non, ce qui m’a intéressé dans le livre de Varoufakis, c’est essentiellement le déroulement de l’histoire. Ce n’est que dans un second temps que j’ai cherché des choses visuelles pour les ajouter et faire le récit cinématographiquement. Je cherchais, évidemment, mais toujours sans trahir l’essentiel de l’histoire et des personnages. Il y a une éthique qu’on ne peut pas écarter ou négliger juste pour dramatiser un film. C’est inacceptable.
Adults in the Room est adapté du livre de Yanis Varoufakis mais vous n’avez pas travaillé avec lui sur le scénario. Vous n’avez d’ailleurs pas pour habitude de collaborer avec les auteurs des ouvrages que vous adaptez. Pourquoi ?
Par principe, je ne travaille pas avec les auteurs des livres que j’adapte. L’auteur d’un livre est tellement attaché au détail de son ouvrage, vu qu’il a œuvré dessus pendant des mois, qu’il ne comprend souvent pas le fait qu’en adaptant on prenne de la distance, qu’on résume beaucoup les choses et qu’on change aussi certains passages et détails. Par exemple, un personnage a dit telle chose dans la salle à manger, mais moi je vais lui faire dire cela ailleurs, pour ne pas rester en permanence dans le même endroit, et montrer des images différentes. C’est cette liberté que l’on va prendre, et s’il faut travailler directement avec l’auteur sur le scénario, cela peut donner lieu à des discussions interminables. Donc ma façon de procéder est la suivante : je leur dis dès le départ que je vais y travailler seul mais que je leur ferai lire le scénario quand il sera fini. A ce moment-là, l’auteur me dit ce qu’il en pense, me fait des suggestions, que je peux suivre… ou ne pas suivre ! Dans le cas de Yanis Varoufakis, je lui ai également montré le film après le premier montage pour avoir son avis.
La grande majorité de vos films sont des adaptations de livres. On compte très peu de scénarios originaux. Ce sont des coïncidences ? Ou bien vous préférez travailler à partir de cette base que constitue un ouvrage ?
Chaque fois que j’ai adapté un livre, c’est d’une certaine manière le livre qui est venu vers moi, m’a passionné et c’est pour ça que j’ai voulu en faire une adaptation. Je ne me suis pas dit dès le départ : « Tiens, je vais faire des films politiques et trouver des ouvrages à adapter sur ces sujets ». Beaucoup de gens pensent que j’ai un programme de films politiques, c’est absurde ! Chaque film naît d’une manière tout à fait particulière, à un moment précis où ma sensibilité va être particulièrement ouverte sur ce genre d’histoire. Il est arrivé aussi que des sujets m’intéressent mais que je ne trouve pas de livre à adapter et dans ces cas nous avons essayé, avec mes collaborateurs comme Jean-Claude Grumberg ou Franco Solinas, d’écrire un scénario.
Qu’est-ce qui, à la lecture d’un ouvrage, vous amène à vous dire que vous pourriez en tirer un film ?
Les critères de « faisabilité d’une adaptation », c’est avant tout la possibilité ou non de raconter cette histoire avec des images. Si tout se passe dans une seule pièce, il faut qu’il y ait une sacrée histoire à raconter ! L’autre chose, c’est de savoir si ce récit a des possibilités d’évolution, ou si l’on pourra introduire des moments pour créer la tension, l’intérêt pour voir la suite.
Quand vous travaillez sur une adaptation, comment trouvez-vous l’équilibre entre rester fidèle à l’œuvre originale et trouver votre place en tant qu’auteur ? Est-ce que cela implique de rester fidèle… tout en étant infidèle ?
C’est très difficile. Et il ne faut surtout pas dire que je veux être fidèle. Il faut être fidèle à l’esprit, être fidèle aux personnages et à leur éthique, ainsi qu’aux situations. Mais je le dis toujours aux auteurs au départ : il faut me laisser libre d’être infidèle. C’est de toute façon une nécessité : le livre de Varoufakis fait 500 pages, si je ne condense pas, par exemple, les scènes de réunions, il faudrait que le film dure des heures ! Il faut rester conscient des limites du cinéma.
Dans vos mémoires, vous écrivez également : « Je montre ce qui me déplaît, ce qui me choque, ce qui m’émeut, positivement ou négativement. Je le fais avec conviction, mais aussi avec la séduction que j’ai découverte en apprenant le cinéma. » Qu’est-ce que vous entendez par « séduction que j’ai découverte en apprenant le cinéma » ?
La séduction, c’est ce que l’on disait tout à l’heure : c’est attirer l’attention du spectateur afin d’exciter sa curiosité de voir la suite. J’aime beaucoup, quand c’est possible, faire d’une certaine manière participer le spectateur aux films, qu’il ne soit pas simplement neutre et reçoive tout cela comme la pluie, mais qu’on lui donne les éléments et qu’il réfléchisse pour trouver la solution lui-même. Quant aux moyens de séduire, c’est le cinéma : les images, le rythme, la façon dont on lie les images, l’intervention que l’on fait avec des éléments comme la musique…
La musique est pour vous un personnage à part entière…
Exactement. Elle dialogue avec les personnages du film. Je réfléchis à la musique dès l’écriture du scénario. Et pendant le premier montage, je parle très vite aux musiciens et je teste aussi des musiques qui m’intéressent pour voir si tel thème, telle mélodie ou tel instrument fonctionnent. Plus globalement, l’ensemble de la bande sonore est quelque chose d’essentiel pour le film. Parfois il m’arrive de réenregistrer des sons. Par exemple de refaire d’une autre manière des bruits de pas, parfois en utilisant des instruments musicaux.
Vous avez à plusieurs reprises affirmé l’importance de la phase de montage. Comment abordez-vous cette étape ?
Pour moi, elle commence dès l’écriture du scénario. Puis, durant le tournage, chaque fois qu’on tourne un plan, il faut aussi penser montage : pourquoi on fait un gros plan et pas autre chose ? Pourquoi on fait un mouvement de caméra ? Et après, avec tout ce matériel, on arrive à la phase de montage à proprement parler, et là on essaye de trouver les solutions. Car le film s’écrit, définitivement, à ce moment-là, mais avec tout ce que vous avez prévu avant. Vous ne pouvez pas tourner n’importe comment puis essayer de réécrire le film au montage. C’est une continuité.
Etat de siège © Galatée Films
Comment pensez-vous les types de plans, de mouvements, dans vos films ? Est-ce que, avec l’expérience, les choses se font par automatisme et vous savez que tel type de scène va impliquer telle façon de filmer ? Ou bien chaque film est-il une remise à zéro ?
Chaque scène a sa logique. Et chaque sujet impose son style. Je ne sais pas comment cela se fait, mais c’est comme ça ! Concernant Adults in the Room, par exemple, j’ai commencé à tourner, le premier jour, avec les moyens habituels que nous avons : le travelling, la Dolly… Et je me suis rendu compte que par rapport à ce que j’avais prévu et au sujet, ça n’allait pas. Parce que je n’avais pas assez de liberté. Du coup, j’ai tout renvoyé, et décidé d’utiliser le steadycam. J’ai trouvé un steadycamer formidable et on a fait tout le film au steadycam, en mouvement. Ça permettait de faire un récit avec des images tout à fait différentes, avec une facilité de déplacement de la caméra, pour aller d’un personnage à un autre, dans le dialogue… Il faut toujours s’adapter : aux lieux de tournage…
S’adapter au jeu de l’acteur, aussi ?
Oui : à quel moment il va dramatiser davantage ? Comment dit-il les choses ? Faudra-t-il être plus près de lui ? Moins près ? On adopte une ligne au début mais on s’adapte ensuite constamment.
Quel rapport entretenez-vous avec vos acteurs ? Etes-vous très directif dans vos consignes de jeu ? Ou leur laissez-vous de la liberté pour « jouer » avec leur personnage ?
Pour moi, près de la moitié de la direction d’acteur commence au choix de l’acteur ! Il faut les connaître, savoir ce qu’untel peut vous donner ou non… Après vient l’autre étape, qui est la discussion avec lui : comment il voit son rôle et comment je le vois moi. Alors on trouve des points d’accord et de désaccord… Et s’il y a trop de points de désaccord, il ne faut pas travailler ensemble ! On ne peut pas donner toute la liberté à un acteur, il faut expliquer très précisément où on doit aller et il faut suivre cette ligne. Evidemment, il y a des acteurs intelligents, qui vous proposent ça. Il y a des acteurs « violon » et des acteurs « tambour » ! [rires] Mais on les choisit tous parce qu’ils ont du talent. A certains, il faut tout expliquer. Pour d’autres, ça va tout seul.
Vous parlez à plusieurs reprises dans vos mémoires d’un âge d’or à propos de l’époque à laquelle vous avez débuté dans ce métier. Qu’est-ce qui était différent à l’époque (les années 1960) ?
A l’époque, il y avait, surtout, le mythe des films et des acteurs, qui s’est perdu de plus en plus. Aujourd’hui, on consomme des images ; à l’époque, on allait voir un film. Ça, c’est essentiel. Aujourd’hui on zappe, chez soi, mais même quand on va en salle et qu’on choisit un peu au hasard parmi la dizaine de films que peut proposer le cinéma. La démythification générale du cinéma, à mon avis, est due à cela. Aujourd’hui, tout est démultiplié : c’est comme se retrouver face à un buffet avec une centaine de plats.
Pensez-vous que cette « démythification » pourrait aussi être une question de personnalité des acteurs et actrices présents à l’écran ?
Auparavant, on choisissait des acteurs avec plus de personnalité, c’est vrai. On prenait des gens comme Belmondo, Delon ou Gabin parce qu’ils avaient tous une personnalité particulière qui s’imposait. Aujourd’hui, on choisit davantage de « bons » acteurs, bons interprètes, qui ne sont pas aussi charismatiques mais travaillent bien. C’est bien aussi !
Qu’est-ce que vous cherchez, chez un acteur, quand vous faites un film ?
Je recherche un collaborateur. Je pense que les acteurs sont les collaborateurs du metteur en scène. Il y a bien sûr le chef opérateur, le décorateur, le compositeur… Mais le premier collaborateur, c’est l’acteur, car c’est lui qui va porter l’histoire au spectateur. Un mauvais acteur vous tue un film. Un mauvais chef opérateur ne vous tue pas le film… Il le rend « pas bien », mais il ne le tue pas ! [rires] Je réfléchis beaucoup au choix des comédiens. Quand j’ai débuté en tant qu’assistant, nous nous occupions du casting. Donc j’ai appris à les connaître, à aller au cinéma, au théâtre, à repérer. Aujourd’hui, je fais les castings avec quelqu’un, mais dans l’ensemble, je les connais donc j’essaye de ne pas me tromper. Car si on se trompe là, autant stopper le film tout de suite !
Quel regard est-ce que vous portez sur le cinéma d’aujourd’hui ?
Il a beaucoup, beaucoup évolué. L’avantage formidable aujourd’hui, c’est qu’on a de plus en plus de femmes cinéastes en France. Je trouve que c’est une évolution très positive, car elles apportent une autre sensibilité... Mais je trouve également positif que, de plus en plus, les sujets traités s’approchent des problèmes sociaux. Il y a bien sûr toujours de purs divertissements, mais aussi de nombreux films qui parlent de la société.
Vous réalisez des films depuis une cinquantaine d’années. Sans parler d’héritiers, est-ce que vous avez parfois le sentiment en voyant un film que votre travail a pu influencer son réalisateur ?
J’espère que chacun fait son film en fonction de son cœur, de ses convictions, de ce qu’il croit qu’il faut faire… Je ne crois pas beaucoup aux « écoles ». Même la Nouvelle Vague était une mouvance, mais pas une école. A cette époque-là, plusieurs metteurs en scène ont tenté de « faire du Godard ». Et c’était une catastrophe. D’ailleurs ils ont disparu très vite ! Chacun doit faire des films avec ce qu’il est. Moi-même je n’ai suivi aucune école. J’ai vu beaucoup de films, mais j’essayais toujours de faire le film comme je le sentais moi, personnellement.
Est-ce qu’il y a des réalisateurs ou des films qui ont eu une influence marquante sur votre façon d’envisager le cinéma ou de travailler ?
Il y a des films qui m’ont fait entrer dans le cinéma. Car mon projet, en venant en France à 22 ans, était d’étudier la littérature à la Sorbonne. Presque par hasard, j’ai découvert à la Cinémathèque Les Rapaces, d’Erich von Stroheim, et quelques jours plus tard Toni, de Jean Renoir. Je venais d’un pays où, à cause de la censure, on ne voyait qu’un certain type de films : des films d’action, des westerns… Et j’ai découvert là que le cinéma pouvait faire des œuvres tragiques, fortes. C’est ce qui m’a attiré. Puis j’ai ensuite découvert une série de films qui m’ont bouleversé et fait comprendre qu’il fallait que je change de voie, aille vers le cinéma et tente d’entrer à l’Idhec. Et quand j’étais à l’Idhec, j’ai découvert les films de Becker, ce qui m’a fait encore entrer dans un autre monde. Et ainsi de suite… Il y a eu toute une foule de films…
Quels conseils donneriez-vous à un jeune apprenti réalisateur ?
On ne peut pas donner de conseil car les gens pensent alors qu’on a une clé qui permettrait d’ouvrir la porte. Mais ça n’existe pas !
La seule chose que je dis, c’est :
*Va où il est impossible d’aller, Seuil, 2018.
Adults in the Room