Hirokazu Kore-Eda : « Je voulais observer une famille liée par des délits »

Hirokazu Kore-Eda : « Je voulais observer une famille liée par des délits »

10 décembre 2018
Cinéma
Une affaire de famille de Hirokazu Kore-Eda
Une affaire de famille de Hirokazu Kore-Eda Le Pacte

Le réalisateur palmé d’or revient sur son nouveau film, Une affaire de famille, qui synthétise son art délicat du cinéma.


Qu’est-ce qui vous a poussé, après le thriller The Third Murder, à revenir à votre cinéma habituel, qui radiographie des familles japonaises ?
The Third Murder était un défi que j’avais envie de relever. Je sortais de ma zone de confort, j’essayais de repousser certaines limites de mon cinéma, de varier mon registre. Je pourrais utiliser une métaphore musicale : j’avais l’habitude de chanter des ballades et tout à coup, je jouais un morceau plus rythmé, plus rock. Et puis j’ai eu le besoin de revenir à mon tempo habituel. D’où Une affaire de famille.

Il y a des liens très forts entre Une affaire de famille et Nobody Knows ou Tel père tel fils.
Oui. Le rapport est évident. Une affaire de famille comme Nobody Knows s’attache à un groupe de "criminels" - pour le dire vite et reprendre une terminologie que je trouve un peu normative. Ce sont des personnages en marge de la société. Dans les deux films, il s’agit également de familles et quand on s’introduit dans ces cellules familiales, quand on accède à leur quotidien, notre regard change. Sur eux et sur nous. Car Nobody Knows et Une affaire de famille, en prenant le point de vue interne de ces "familles", regardent aussi la société selon un angle inédit. Si on doit imaginer un lien entre les films, ce serait celui-là. Ce regard inversé qui nous permet de nous voir en prenant une autre focale.

Mais votre discours sur la société dans Une affaire de famille paraît plus amer qu’à l’époque de Nobody Knows. Comme si vous étiez en colère. C’est vous qui avez changé ou c’est la société ?
A titre personnel, je ressens un certain malaise par rapport aux évolutions récentes de la société. Et j’avais envie que ce malaise -pas "colère", le mot est trop fort- apparaisse dans mon film. Je pense que les enfants de Nobody Knows vivaient leur situation de manière inconsciente, alors que dans Une affaire de famille, c’est sans doute plus conscient – à travers le personnage de la mère qui dans la scène de police verbalise tout. Le passage par la parole, l’expression de la situation rend sans doute le film plus direct. Ce qui vous fait ressentir la colère plus crûment peut-être.

D’où vient le sujet du film ?
Une phrase que j’ai dans la tête depuis longtemps. "Seul le crime nous a réunis". Au Japon, les fraudes à l’assurance-retraite sont sévèrement punies. Je me suis vraiment demandé pourquoi on s’énerve et on réprimande si durement des crimes aussi petits… Ça, c’était la première idée. L’autre, c’était cette rengaine que j’entends régulièrement depuis quelques années : les liens familiaux sont importants. C’est vrai, mais je me suis demandé de quoi on nous parlait quand on disait cela. Je voulais observer une famille liée par des délits.

La grande force de votre cinéma, c’est le jeu des acteurs. Cette manière particulière de capter vos interprètes dans des plans d’ensemble. Pour reprendre votre métaphore musicale, on a parfois l’impression que ce ne sont pas des solistes, mais bien des symphonistes.
Regardez cette petite fille qui court (il montre son actrice qui trottine dans la salle)… Je ne me lasse pas de la regarder. Il suffit de les laisser nager dans le plan, de les laisser évoluer et être en mouvement pour que ça fonctionne. Je refuse d’emprisonner leur spontanéité. Le plus important c’est que chacun puisse se dire que ce n’est pas la peine de jouer, qu’il faut simplement être. L’enjeu c’est laisser à mes comédiens l’espace dont ils ont besoin pour évoluer comme ils l’entendent. Par exemple, au cours du tournage, j’ai eu quelques difficultés avec ma petite actrice. L’histoire devenait de plus en plus sombre et à un moment elle a refusé de continuer de tourner. Si je l’avais obligée en lui disant que c’était son travail, j’aurais tout perdu. Il a fallu que je lui redonne envie de tourner, de revenir dans le projet. C’est long, c’est compliqué, mais c’est à ce prix que l’on peut avancer. Je suis vraiment content que vous me posiez cette question : faire des films de famille, des films du quotidien, de l’intimité, oblige à organiser un mouvement collectif très précis, où chacun trouve sa place au milieu des autres, sans tirer la couverture à lui. C’est une subtilité très complexe à mettre en œuvre, mais si vous l’avez remarqué c’est que mon travail est réussi…

La Palme d’or, après tant et tant de présences cannoises dans les diverses sections, c’est un accomplissement ?
Après 25 ans passés à réaliser des films, il s’agit bien sûr d’un des événements les plus importants de ma carrière. Aucun doute là-dessus. Mais je ne peux pas dire que j’ai « accompli » quoi que ce soit. On n’est pas dans le sport de haut niveau, je n’ai pas passé ma vie à rêver de la médaille d’or aux Jeux Olympiques ! Je vois ça plus tranquillement comme un passage, une étape qui permet de regarder derrière soi, de mesurer le temps et le travail écoulés, plus que comme un aboutissement.

 

Une Affaire de famille

Une Affaire de famille sort en salles le 12 décembre. Le film a bénéficié de l’aide sélective à la distribution du CNC.