Avec la disparition de Jean-Claude Carrière à l’âge de 89 ans, c’est une grande partie de la mémoire vive du cinéma qui s’envole. Celle qui relie par des fils invisibles Luis Buñuel, Jean-Paul Rappeneau, Jacques Deray, Jess Franco, Louis Malle, Milos Forman, Pierre Etaix, Jean-Luc Godard et Philippe Garrel (pour ne citer que les plus connus). Jean-Claude Carrière fut le scénariste de tous ces grands noms du septième art. Cette personnalité hors du commun savait manier les mots comme personne, mais il savait aussi s’effacer derrière sa plume et ne revendiquait rien d’autre que de servir au mieux une histoire et celui qui allait la mettre en scène. Faire appel à Jean-Claude Carrière, c’était se frotter à un homme d’une culture immense et aventureuse, où les frontières n’empêchaient pas les rencontres et les alliances improbables, où Orient et Occident se regardaient dans les yeux, et où l’irrévérence avait toujours les habits du raffinement.
Tailler au cœur même de la matière
L’homme se définissait avant tout comme « un conteur », cherchant la meilleure manière de faire voguer un récit pour captiver le plus grand nombre. Qu’il s’agisse de puiser dans son propre imaginaire ou celui des autres (Joseph Kessel, Octave Mirbeau, Françoise Sagan, Edmond Rostand, Marcel Proust ou Fiodor Dostoïevski...), son travail de scénariste restait au fond le même : tailler au cœur même de la matière pour en révéler ses plus beaux contours. Les succès auxquels son nom est rattaché traduisent un sens aigu de l’éclectisme : Belle de Jour, La Piscine, Cyrano de Bergerac, Le Tambour, Danton ou encore L’insoutenable légèreté de l’être...
Chaque territoire qui se dressait devant lui était immense et Jean-Claude Carrière avait l’art de le faire tenir dans le creux de sa main. La notion d’élitisme était chez lui contre nature. « Je suis né dans une famille sans livre et sans conteur. Je le suis devenu par un mélange de hasard, de vocation, de don et de travail. », confiait-il ainsi en 1996 dans l’émission A voix nue sur France Culture. Né dans une famille de « la petite paysannerie française de l’Hérault », le jeune homme ne doit son parcours qu’à lui-même et à des professeurs qui ont su très tôt déceler une intelligence rare. Jean-Claude Carrière, passé par l’Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud, se destinait d’abord à devenir historien avant d’être littéralement happé par le cinéma. « J’ai essayé toutes les formes d’écriture de mon temps. Si j’avais vécu au XIXe siècle je n’aurais écrit que du théâtre et de la littérature. », ajoutait-il également au micro de France Culture. Mais son « temps » fut celui du cinéma.
Les grands esprits
Un parcours n’est fait que de rencontres, celles qui influent sur le cours d’une existence. Celle de Jean-Claude Carrière ressemble à un long boulevard sur lequel les grands esprits d’hier et d’aujourd’hui se seraient donné rendez-vous pour venir le plus naturellement du monde à sa rencontre. Parmi eux, il y eut d’abord Pierre Etaix et Jacques Tati. « Ce sont mes pères de cinéma, expliquait-il à L’Express. Ce sont eux qui m'ont lancé dans le métier. J'ai rencontré Etaix grâce à un concours organisé entre jeunes romanciers pour adapter en roman Les vacances de Monsieur Hulot que Tati était en train de tourner. Etaix était alors son assistant. J'ai gagné. » Au côté de ces deux génies comiques, Carrière apprendra le sens du gag (donc du timing), ainsi que l’économie des mots pour ne pas alourdir une situation.
L’autre grande affaire de sa vie est bien sûr sa collaboration avec Luis Buñuel. Le choc a lieu au début des années soixante pendant le Festival de Cannes. L’Espagnol qui signe alors son grand retour en France après le scandale de l’Age d’or, cherche à adapter Le Journal d’une femme de chambre. On lui adjoint les services de ce jeune homme de trente ans son cadet. L’entente est immédiate. Le duo Buñuel-Carrière s’envole régulièrement au Mexique dans un petit hôtel perdu au milieu des montagnes où, loin des tumultes du monde, va se dessiner une œuvre iconoclaste : Belle de jour, La Voie lactée, Le Charme discret de la bourgeoisie, Cet obscur objet de désir, Le Fantôme de la liberté. Toujours à L’Express, Carrière confiait : « Buñuel était à la fois un esprit extraordinairement subversif, surréaliste, se moquant de tout, dédaignant toute espèce d'esthétisme et en même temps quelqu'un de profondément bon, d'une ouverture incroyable. Nous avons travaillé vingt ans ensemble. Tous les jours après une journée de travail, il fallait que chacun invente une histoire. »
Ce sera toutefois avec Le Retour de Martin Guerre de Daniel Vigne que Jean-Claude Carrière recevra son seul César en 1983, « la seule fois de ma carrière où le récit reposait sur une histoire vraie. » Sur le tournage de ce film historique, le scénariste se souvenait surtout de la force de Gérard Depardieu qu’il retrouverait pour le Cyrano de Jean-Paul Rappeneau : « Il est arrivé sur le plateau et immédiatement le niveau est monté d’un cran ».
L’avenir des histoires
Jean-Claude Carrière était également un homme de théâtre - marqué par sa collaboration avec Peter Brook - de télévision et de littérature. Il est l’auteur de plusieurs romans, essais, recueils de poèmes... La transmission était également au cœur de sa vie. En 1986, il fut le premier nommé président de la FEMIS et on lui doit des ouvrages sur l’art du scénario qu’il avait conçu (en partie) à destination des jeunes générations. Cet infatigable penseur aimait aussi recevoir ses invités, dont les journalistes, dans l’un des salons de son domicile parisien. Très disponible, il savait rendre vivantes les belles heures d’un glorieux passé et celles d’un présent qui s’écrivaient avec lui. Chacun en ressortait alors avec cette douce impression d’avoir été l’auditeur privilégié d’un conte des Mille et une nuits. « Je crois à l’avenir des histoires », aimait-il à répéter. Avant d’ajouter : «… à notre désir de les raconter et de les entendre ».