Jeanne Herry : « Le réel ne me contraint jamais, il m’inspire »

Jeanne Herry : « Le réel ne me contraint jamais, il m’inspire »

27 mars 2023
Cinéma
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Adèle Exarchopoulos et Élodie Bouchez dans « Je verrai toujours vos visages ».
Adèle Exarchopoulos et Élodie Bouchez dans « Je verrai toujours vos visages ». CHI-FOU-MI PRODUCTIONS – TRESOR FILMS – STUDIOCANAL – FRANCE 3 CINEMA

Après Pupille sur les coulisses d’un processus d’adoption, la réalisatrice s’intéresse à la justice restaurative et raconte comment elle s’est inspirée de cette réalité méconnue pour construire le scénario de son troisième long métrage, Je verrai toujours vos visages.


Comment vous êtes-vous intéressée à un sujet aussi peu connu du grand public que la justice restaurative ?

C’était en pleine pandémie. J’étais à la recherche d’un sujet pour mon troisième long métrage. J’étais alors sur deux pistes : quelque chose autour du fonctionnement du cerveau, ou un film de procès car les faits divers me fascinent depuis que je suis gamine. Et puis un jour, en surfant sur le Net, je suis tombée sur un podcast intitulé « Justice restaurative ». Le titre m’a attirée précisément parce que je n’en avais jamais entendu parler jusque-là. J’ai commencé à l’écouter et, quatre minutes après le début de la lecture, le podcast s’est interrompu brusquement suite à un bug. Je n’ai jamais réussi à le relancer mais j’ai senti tout de suite que je tenais un sujet de film.

Pour quelle raison ?

D’abord parce que je me suis dit que, comme moi, énormément de gens n’avaient jamais entendu parler de justice restaurative et que je tenais là un point de départ original. Ensuite, en comprenant le dispositif de cette justice – des groupes où échangent victimes et auteurs d’agressions ainsi que des face-à-face entre une victime et son agresseur, tous volontaires –, j’y ai vu le moyen d’y développer un sujet qui me passionne, la puissance du collectif, et d’y distiller du romanesque, de la fiction.

Vos recherches pour comprendre le fonctionnement de cette justice restaurative, mise en place par Christiane Taubira en 2014, et le fait que peu de gens la connaissent ne vous ont-ils pas incitée à traiter ce sujet par le biais d’un documentaire ?

Non pas un seul instant. Ce n’est pas mon métier et je ne saurais pas le faire. De toute façon, tout tiers – et donc a fortiori une caméra – est interdit lors de ces échanges. Je n’aurais donc pas eu la matière nécessaire. Et puis surtout ce qui m’intéresse, c’est la fiction. De la fiction documentée, avec cette phase de recherche qui me passionne et où je me vis comme une enquêtrice. (Rires.)

En comprenant le dispositif de cette justice [restaurative], j’y ai vu le moyen d’y développer un sujet qui me passionne, la puissance du collectif, et d’y distiller du romanesque, de la fiction.

En quoi ont consisté ces recherches ?

J’ai commencé par rencontrer des encadrants, des associations d’aide aux victimes, des membres de l’administration pénitentiaire. En France ainsi qu’au Québec où ce dispositif a plus d’écho que chez nous. J’ai aussi suivi des formations. J’ai toujours été bien accueillie car tous ceux qui sont partie prenante de cette justice restaurative ont envie qu’elle soit mise en lumière. Puis, dans un deuxième temps, je suis allée à la rencontre de victimes et d’agresseurs ayant accepté de participer à ces groupes de parole. À une exception près : l’inceste où j’ai privilégié la lecture de livres et des échanges avec des psychologues.

 

Comment avez-vous choisi les types d’agressions traités dans votre film ?

J’ai d’abord décidé très en amont que je ne voulais pas choisir entre les deux volets du dispositif : les salles de rencontre et les médiations directes. Mais aussi que la médiation directe porterait sur un drame intrafamilial, l’abus sexuel d’un frère sur sa sœur, car je trouvais éclairant de passer par le récit de ces viols et non leur mise en scène, à l’exception de quelques flash-back pour bien faire prendre conscience de l’âge de la victime – 8 ans – au moment des faits. Pour les salles de rencontre, par contre, j’avais l’embarras du choix. J’aurais pu décider d’explorer un cercle autour des homicides, des violences routières… Mais j’ai préféré la problématique sociétale la plus banale de toutes, les vols avec violence, qui parlent au plus grand nombre.

Avez-vous commencé à écrire en parallèle de cette phase de recherche ?

Non, je suis allée au bout de mes recherches avant de me poser et de me lancer. C’est seulement à ce moment-là, par exemple, que j’ai décidé du nombre de personnages, en l’occurrence trois agresseurs et trois victimes pour le groupe d’échange. Pour pouvoir traiter le maximum de choses, mais ne pas faire trop long. Et pour ces décisions-là, je me libère de mes recherches. Je ne cherche pas à porter à l’écran les cas les plus nombreux pour épouser au plus près la réalité des faits. À partir du moment où cela existe – même si cela ne représente que 2 % des cas –, je m’autorise à m’en emparer. Le réel ne me contraint jamais, il m’inspire. Pour vous donner un exemple, j’ai choisi de ne montrer que des agresseurs hommes, même s’il y a aussi – bien qu’en bien moindre quantité – des femmes agresseuses.

Ce qui m’intéresse, c’est la fiction. De la fiction documentée, avec cette phase de recherche qui me passionne et où je me vis comme une enquêtrice. (Rires.)

Avez-vous écrit certains rôles pour des comédiens précis ?

Oui, ça a été le cas ici pour Leïla [Bekhti], Gilles [Lellouche], ma mère [Miou-Miou], Élodie [Bouchez] et Birane [Ba] avec qui j’ai fait un spectacle à la Comédie-Française. Mais sans jamais le leur dire en amont pour éviter que leurs attentes ne soient trop grandes et qu’ils soient déçus. Dans un film choral, quand son personnage n’apparaît qu’au bout de la cinquantième page du scénario et même s’il y a des choses à jouer, je comprends parfaitement qu’un comédien très sollicité puisse décliner. Je ne veux pas qu’on accepte de jouer dans mon film parce qu’on m’aime bien dans la vie ou parce qu’on a aimé Pupille. J’ai besoin que chaque acteur tombe amoureux de son personnage comme moi je me suis passionnée pour cette histoire et chacun de mes personnages !

Je verrai toujours vos visages

Je verrai toujours vos visages

Réalisation et scénario : Jeanne Herry
Photographie : Nicolas Loir
Montage : Francis Vesin
Musique : Pascal Sangla
Production : CHI-FOU-MI Productions, Trésor Films
Distribution : StudioCanal
Sortie en salles le 29 mars 2023

Soutien du CNC : Avance sur recettes avant réalisation