Votre rencontre avec Caiti Lord a-t-elle été le point de départ de Caiti Blues ?
Justine Harbonnier : Oui, c’est ma rencontre avec elle qui a insufflé le désir de ce film. J’ai fait sa connaissance en 2013, alors que je tournais mon premier court métrage, Il y a un ciel magnifique et tu filmes Angèle Bertrand, dans lequel elle apparaissait déjà. En 2016, Donald Trump a été élu, je vivais au Canada, et cette élection a été un choc, j’observais un désenchantement autour de moi. J’ai repensé à Caiti Lord et j’ai décidé d’aller la voir. Elle avait quitté New York pour s’installer dans la petite ville de Madrid, au Nouveau-Mexique. Caiti était dans un moment difficile de sa vie, en plein spleen, et ce qu’elle traversait faisait écho à ce que vivaient de nombreuses personnes autour de moi. Le film s’est enclenché à ce moment-là, avec en arrière-plan ce village un peu perdu, atypique, en marge. Madrid est une ancienne ville fantôme. Elle a été repeuplée à la fin des années 1960 par des hippies afin d’y construire un mode de vie alternatif. Cette communauté a été marquée par les écrits de la Beat Generation, les films de John Waters ou le Rocky Horror Picture Show. Un passé contre-culturel aujourd’hui en délitement que les habitants tentent de garder vivant. Au milieu, il y a cette jeune femme, Caiti, qui cherche sa place dans une société qui ne va pas très bien.
Combien de temps a duré le tournage ?
Il y a eu deux types de tournages. J’ai commencé à filmer seule, dès la fin 2016, puis je suis revenue en 2019 pour un tournage en équipe, en deux sessions. Elles ont duré en tout un peu plus de deux mois. Enfin, il y a eu une dernière session, où j’étais de nouveau seule, en 2020, au moment de l’élection de Joe Biden. Les élections présidentielles de 2016 et 2020 ont jalonné le tournage.
Comment la structure du film s’est-elle construite ?
Les grandes lignes étaient présentes dès le début. Le titre aussi, Caiti Blues, exprimait autant l’idée de faire le portrait intime de cette jeune femme que l’importance qu’allait jouer la musique dans la construction du film. L’atmosphère était plombante, Caiti était vraiment à un moment difficile de sa vie, mais la musique incarnait une forme d’espoir. Nous avons tout de suite établi qu’il fallait qu’elle chante pour que le film se construise. Et qu’elle persévère dans son désir d’être chanteuse. Le film l’accompagne dans cette envie dans ce parcours, dans ce chemin vers la musique. Je voulais aussi réaliser un film sur une forme de quotidienneté. Au montage, nous avons trouvé l’idée des cartons, des chapitres qui rythment le film. Ils nous ont permis de nous libérer de l’obligation de la narration. Le fait de morceler le récit en chapitres permettait d’affirmer encore plus l’exploration du quotidien.
Vous parlez de vous affranchir de l’obligation de la narration. Mais le film raconte quand même une quête, jusqu’à cette fin en forme de happy end…
On va en effet vers quelque chose de lumineux, vers une joie retrouvée, où la musique triomphe. Mais c’est quand même une fin douce-amère. Caiti est au même endroit qu’au début. Ce n’est pas une success-story, c’est plus de l’ordre de la résilience. C’est un parcours, mais sans déplacement. Il s’agit surtout de trouver sa place dans la société. C’est l’anti-road movie, l’anti-épopée. Je précise que je ne voulais pas d’un film non narratif. Mais je voulais m’intéresser à la quotidienneté, un peu comme dans les films de Kelly Reichardt, ou – même si la référence peut surprendre – comme dans la série Girls, centrée sur la vie de tous les jours, sur le quotidien dans ce qu’il peut avoir de plus prosaïque. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de narration ni de réflexion sur la narration. Le personnage progresse.
Autour de Caiti et de Madrid, il y a les paysages du Nouveau-Mexique, qui charrient un puissant imaginaire cinématographique. Comment s’approprier cet imaginaire ?
C’est vrai qu’en filmant aux États-Unis, on peut très vite avoir l’impression de refaire des images qui peuplent notre imaginaire – si on a été marqué par le cinéma américain. Je ne voulais pas être dans l’exotisme, et je voulais aussi interroger ma place dans ce paysage. La solution, c’était d’être toujours du côté de Caiti, dans une relation avec elle. J’ai choisi de filmer en 4/3, un format carré qui est tout de suite venu contrecarrer – sans mauvais jeu de mots ! – ces images de grandes étendues américaines. Le 4/3 découpe le paysage, nous oblige à faire rentrer celui-ci dans quelque chose de beaucoup plus petit, à la hauteur du personnage et de l’ordre de la miniature. Ce qui est intéressant également avec ce format, surtout quand on se concentre sur un seul personnage, c’est qu’il oblige à laisser de nombreux aspects hors champ. Le personnage prend toute la place, et si on veut filmer ce qu’il y a autour, on est obligé de tourner la caméra. C’est difficile de faire exister le personnage en même temps que le décor. Cet aspect a permis de placer davantage le film du côté de l’intime, du Polaroïd, de la miniature.
De quelle façon le FAI Doc (Fonds d’aide à l’innovation audiovisuelle pour le documentaire) vous a-t-il aidée dans le développement du film ?
Cette aide est arrivée tôt, elle était donc une reconnaissance de la qualité du projet. Les retours étaient encourageants, on a senti que le projet avait été compris. Le FAI Doc a vraiment donné un premier élan, décisif, au film.
Caiti Blues
Photographie : Léna Mill-Reuillard et Justine Harbonnier
Montage : Xi Feng et Maxime Faure
Production : Sister Productions et Cinquième Maison
Distribution : Shellac
Ventes internationales : Les Films du 3 mars
Sortie en salles : le 19 juillet 2023