Le cinéaste Krzysztof Kieslowski meurt le 13 mars 1996 à l’âge de 54 ans. Son cœur n’a pas résisté plus longtemps. Un cœur qu’il a fait battre à tout rompre en trente ans de carrière, ménageant au maximum la santé de ses équipes et de ses personnages, mais pas la sienne. Le Français Alain Martin, auteur de plusieurs ouvrages sur l’œuvre du réalisateur polonais, a depuis rencontré ses plus proches collaborateurs. Voilà comment ceux-ci résumaient la journée type de l’artiste au travail : « Il préparait les plans le matin avec son chef opérateur puis enchaînait avec le tournage. À la fin de la journée, il répétait avec les comédiens pour la journée du lendemain, puis passait dans la salle de montage. Et la nuit, il tapait à la machine à écrire les scénarios des films à venir... Il fumait beaucoup et buvait énormément de café... Il s’est tué à la tâche ! »
Pourtant Krzysztof Kieslowski, à bout, annonce plusieurs mois avant sa mort brutale qu’il en a fini avec le cinéma, tant son « art » semblait le dévorer de l’intérieur. Rouge (1994), qui clôturait le cycle des Trois Couleurs débuté avec Bleu (1993) et Blanc (1994), signait donc ses adieux. Les derniers instants du film montraient une succession d’images arrêtées des principaux personnages de la trilogie ayant miraculeusement survécu au naufrage d’un ferry entre la France et l’Angleterre, comme si le cinéaste dans un geste quasi divin avait décidé d’arracher in extremis un morceau d’humanité promis au néant. Une humanité dont lui seul – l’auteur – était bien sûr le dépositaire. Avant le générique d’une fin que personne n’imaginait alors totalement inéluctable, le visage de Valentine (Irène Jacob) cadrée de profil sur un fond rouge traduisait le bonheur d’être en vie et l’inquiétude devant un horizon qui se dérobe à son regard. Vivre chez Kieslowski impliquait un questionnement permanent, il ne laissait aucun repos à des êtres sans cesse acculés face à des choix cruciaux. Cette gravité n’empêchait pas une certaine décontraction dans le travail : « J’ai été très heureuse sur le tournage de Bleu », explique Juliette Binoche dans les bonus du coffret vidéo dédié au cycle des Trois Couleurs. « On n’arrêtait pas de rire, il y avait une sorte de liesse, d’allégresse, de légèreté... » Manière de dire aussi que Krzysztof Kieslowski savait préserver les autres des tourments intérieurs qui peuplaient son âme.
Cinéaste du doute
Peu friand de théories sur son propre travail, Kieslowski se dérobait auprès des journalistes avec des formules sibyllines : « Je doute avec certitude... », ou encore « Plutôt que des explications, je livre des mystères... ». Alain Martin précise : « C’est un cinéaste qui a débuté à la fin des années 60 dans une Pologne rattachée au Bloc de l’est où la censure était importante. Il y avait un besoin très fort de montrer la réalité de la Pologne, car cette réalité était idéalisée par le régime. Lui et ses amis cinéastes, tous sortis de la prestigieuse école de cinéma de ?ód?, formaient un groupe auquel on a collé l’étiquette “cinéastes de l’inquiétude morale”. Et de fait, ils mettaient en scène des jeunes gens hésitants face à leurs actes... » Krzysztof Kieslowski aura donc gardé toute sa vie cette responsabilité vis-à-vis du réel qui l’empêchait d’afficher des certitudes sur quoi que ce soit, à commencer sur son propre travail.
Cinéaste du doute mais désireux de percer le mystère de l’âme humaine, il collait sa caméra au plus près des visages pour saisir l’indicible. « Quand nous jouions, il se tenait tout près de nous », expliquait au micro de France Culture la comédienne Irène Jacob qu’il a dirigée dans La Double Vie de Véronique et Rouge. « Il ressentait ce que nous vivions. Nous étions habités par sa présence... »
Les larmes interdites
Si Kieslowski a retranscrit à travers ses fictions tout le spectre des émotions, il a toujours placé cette « responsabilité » de cinéaste au-dessus de tout. L’œil de sa caméra ne devait pas franchir certaines limites. Ainsi, au mitan des années 70, il traverse une importante crise morale et intellectuelle qui affectera la suite de sa carrière. En 1974, il filme dans son documentaire Le Premier Amour un couple qui s’apprête à donner naissance à son premier enfant. En bout de course, le père en pleurs porte son nouveau-né dans les bras. « J’ai réussi à photographier des larmes réelles quelquefois », explique le cinéaste dans l’ouvrage paru en Angleterre, Kieslowski par Kieslowski. « Les larmes réelles me font peur. En fait, je ne sais pas si j’ai le droit de les photographier. Dans ces moments-là, je me sens comme quelqu’un qui se retrouve dans un royaume dont l’accès est, en fait, interdit. C’est essentiellement pour cela que j’ai fui les documentaires. » Plus loin, il enfonce le clou : « J’ai remarqué, en réalisant des documentaires, que plus je voulais me rapprocher d’un individu, plus les éléments qui m’intéressaient se dérobaient... » Dès lors, le cinéaste devient un artisan d’une vie « reconstituée » s’éloignant des rives du réalisme pour scruter les reflets d’un monde en trompe-l’œil. Dans ses films, il n’est pas rare de voir ainsi ses protagonistes observer la vie derrière les vitres d’une fenêtre, comme un filtre entre eux et le monde. Quant à la lumière, des rayons pouvaient surgir brutalement, fissurant l’obscurité. Chez Kieslowski, le surnaturel n’était jamais loin. Dieu ? « Edward Klosinski, son chef opérateur sur Blanc, m’a confié ceci, se souvient Alain Martin : “C’est quelqu’un qui voulait croire mais qui était bien trop rationnel pour ça !” »
Donner vie au réel
Rien ne prédestinait le jeune Krzysztof Kieslowski à devenir un cinéaste. Fils d’une fonctionnaire de l’État et d’un père ingénieur, atteint de tuberculose, il grandit dans une région retirée du sud-ouest de la Pologne, frontalière de la Slovaquie. « C’est un jeune adolescent turbulent, intéressé par la mécanique, les motos, les sorties, poursuit Alain Martin. Bref, pas du tout l’image de l’intellectuel pessimiste que nous avons de lui aujourd’hui. À cause la maladie de son père, trimballé de sanatorium en sanatorium, la famille a beaucoup déménagé, le jeune Krzysztof s’est alors réfugié dans les livres. Plus tard, via un oncle qui travaille dans une école de théâtre, il va s’intéresser à la mise en scène. Il intégrera ensuite l’école de Lodz... »
Diplômé à la fin des années 60, il se lance d’abord dans l’aventure du réel. Toujours dans Kieslowski par Kieslowski, le cinéaste raconte : « Décrire le monde était pour nous une nécessité, un besoin – et une véritable source d’excitation. Le monde communiste avait décrit la manière dont le monde devait être et non ce qu’il était réellement [...] Si quelque chose n’avait pas fait l’objet d’une description, alors elle n’existait pas officiellement. De sorte qu’en se mettant à la décrire, nous lui donnions vie... »
Dix commandements et une reconnaissance
La reconnaissance internationale du cinéaste polonais, dont le travail n’avait pas encore traversé les frontières du Bloc soviétique, survient au Festival de Cannes en 1988. Son film Tu ne tueras point obtient le prix du Jury, présidé par l’Italien Ettore Scola. Ce film appartient en réalité à un corpus réalisé pour la télévision polonaise, Le Décalogue, dont la découverte en France est un véritable choc. Chaque film (en fait, des moyens métrages de moins d’une heure) répond plus ou moins directement à un commandement de la Bible. Les intrigues se déroulent autour d’un même immeuble de Varsovie et racontent avec une acuité remarquable la façon dont ses habitants se retrouvent face à des dilemmes moraux. « À la base, précise Alain Martin, chacun des films écrits en collaboration avec l’avocat Krzysztof Piesiewicz, qui deviendra son coscénariste attitré, devait être réalisé par des jeunes metteurs en scène différents, mais face à leur découragement, Kieslowski a tourné lui-même les dix films. Il a fait appel à des chefs opérateurs différents pour ne pas s’enfermer dans une seule esthétique. » Le Décalogue flirte avec plusieurs genres : le fantastique, le grotesque, le drame amoureux, le thriller hitchcockien...
Parmi les grands admirateurs du Décalogue, on compte notamment Stanley Kubrick : « Ces films portent à l’écran leurs idées de manière si éblouissante que vous ne vous rendez pas compte immédiatement combien elles touchent votre cœur. » Cette œuvre monstre est donc le passeport de Kieslowski pour la France où l’attend la dernière partie de sa carrière : La Double Vie de Véronique (1991), drame sur le dédoublement, remarqué et célébré à Cannes (prix d’interprétation féminine pour Irène Jacob) puis le cycle des Trois Couleurs dont chacun des volets ira se frotter à un grand festival international : la Mostra de Venise pour Bleu (Lion d’or, prix d’interprétation féminine pour Juliette Binoche), la Berlinale pour Blanc (Ours d’argent de la meilleure mise en scène) et enfin le Festival de Cannes pour Rouge.
C’est durant la Berlinale que Krzysztof Kieslowski annonce en conférence de presse, à la stupeur générale, que Rouge sera son dernier film. Celui que ses camarades surnommaient dans sa jeunesse « l’ingénieur » pour sa capacité à tout maîtriser, n’était pas du genre à lancer des paroles en l’air. Et celui qui rêvait de finir ses jours à la campagne à couper du bois n’aura pas eu le temps de profiter de cette retraite bien méritée. La mort lui aura juste laissé le temps de finir sa « tâche » de cinéaste.
À lire : Krzysztof Kieslowski, l’autre regard d’Alain Martin (IrenKa)
Infos sur : http://kieslowski.eu/